Passionné par le sujet de l’eau et ce qu’il recèle de conflits mais aussi de potentielles avancées pour la conduite politique, Thierry Burlot est le président du Cercle français de l’eau. Réélu président du comité de bassin Loire-Bretagne en janvier 2024 et membre de ce comité depuis une dizaine d’années, il revient sur le séisme qu’ont constituées les sècheresses de 2022 et 2023 et partage les leçons qu’il en tire pour son bassin et au-delà.
Quelles sont les problématiques eau associées au bassin Loire-Bretagne ?
Thierry Burlot : Jusqu’aux sécheresses de 2022 et 2023 qui ont durement touché notre territoire, nos préoccupations se portaient avant tout sur la qualité de l’eau, sa contamination par les nouveaux polluants, les pesticides… Cela guidait nos réflexions, nos interventions, nos travaux car la qualité de nos fleuves se dégradait ; nous y étions incités aussi afin de répondre aux directives européennes en la matière auxquelles la France a souscrit (1).
Ces sècheresses ont été un fait majeur et ont bouleversé nos préoccupations. L’intensité et la durée de ces épisodes – qui se sont allongés au-delà des périodes estivales – nous ont fait prendre conscience de l’accélération des conséquences du dérèglement climatique. Nous avons été confrontés à des évènements que nous n’avions pas imaginés ! Évidemment avant cela la question quantitative était importante dans notre bassin mais de manière épisodique. La réalité nous a saisi : même la Loire, le plus grand fleuve sauvage de France, était confronté à la sécheresse ; même la plaine de Limagne en Auvergne, l’une des plus fertiles de France, souffrait d’une pénurie d’eau.
Et, au-delà de ces évènements eux-mêmes et de notre territoire, ce sont leurs répercussions économiques, sociétales, environnementales, humaines qui nous interpellent. Les fluctuations dans la quantité d’eau influent sur sa qualité et perturbent l’agriculture ; moins ou pas d’eau cela induit aussi une baisse de la production de l’énergie nucléaire puisque l’eau sert au refroidissement des installations des centrales ; les projets de construction sont aussi bouleversés lorsque l’eau vient à manquer.
Quel enseignement tirez-vous de ces épisodes de sécheresse ?
Thierry Burlot : Au regard des facteurs évoqués et de ce qui nous attend – il est, par exemple, prévu pour 2050 moins 30% d’eau en période de tension au pied du Massif central – le partage de l’eau sur le bassin Loire-Bretagne devient un sujet crucial. D’autant que ce bassin hydrographique est le plus grand de France, le plus rural, le plus agricole et que l’accélération des conséquences du dérèglement climatique y engendre des conséquences très spécifiques.
Ainsi, en Bretagne, le premier obstacle au développement économique est l’accès à l’eau. Voici deux exemples très parlants. Le groupe Le Duff voulait implanter une nouvelle usine de viennoiseries à Liffré en Ille-et-Vilaine, avec 500 emplois à la clé. Les besoins en eau du site industriel, très conséquents, ont généré recours sur recours devant la justice et l’entreprise a renoncé à son projet fin 2023. Plus récemment encore, à la fin octobre 2024, Smart Salmon France a retiré son dossier de demande d’autorisation environnementale pour la construction et l’exploitation d’une unité de production et de transformation de saumons dans la commune de Plouisy dans les Cotes-d’Armor : les collectivités concernées, soutenues par la population et les agriculteurs, avaient exprimé un avis négatif en raison de la consommation d’eau requise par cette ferme.
Nous vivons donc un choc de conscience sur le bassin Loire-Bretagne, d’autant que ce que nous avons connu deux années de suite sera, d’ici 20 ans et selon bien des experts, notre normalité une année sur d’eux ! L’eau, cette ressource essentielle à la vie, à la biodiversité, à l’agriculture, au développement économique, à l’urbanisation n’est pas inépuisable. Le changement doit se faire et nous devons abandonner des postures liées à l’abondance présumée de cette ressource pour penser le partage et la préservation de celle-ci. Et cela dépasse évidemment notre seul bassin.
Quelle est l’action prioritaire pour faire face aux conséquences du dérèglement climatique sur la dimension quantitative de l’eau ?
Thierry Burlot : Avant tout faire un diagnostic, complet, profond, multidimensionnel. Et à tous les niveaux : communes, intercommunalités, départements, régions. Il faut d’abord pouvoir répondre à quatre questions : sur ce territoire donné, de quelle eau dispose-t-on ? Dans quels milieux ? Quels sont les usages ? Et quels sont les impacts climatiques ? C’est à cela que répondent les études HMUC. Le schéma d’aménagement des eaux de notre bassin porte cette proposition (2) votée dans le 12ème programme d’intervention de l’agence de l’eau de notre bassin. Ces études doivent être réalisées sur toute la France afin que tous les acteurs se saisissent du sujet. Elles doivent aussi descendre jusqu’à la bonne échelle et celle-ci peut être le bassin hydrographique de proximité. Ces études constituent un socle qui doit être partagé avec tous, afin d’établir un diagnostic coconstruit, donc cohérent.
Puisque l’on ne peut pas ne rien faire, il faut définir ce que l’on peut faire, ce que l’on ne peut plus faire et les marges de manœuvre à actionner. Car ces marges existent et englobent la sobriété, l’économie, le partage. Il y a des solutions ! Encore faut-il que l’on puisse mesurer leur pertinence au regard de telle ou telle problématique, de tel ou tel territoire. En Bretagne, revient souvent la désalinisation de l’eau de mer. Cette piste, qui coute très cher, doit être envisagée à l’aune du diagnostic évoqué.
Quelles sont les spécificités du 12ème programme de l’agence de l’eau agissant sur votre bassin ?
Thierry Burlot : C’est la première fois que le montant des aides qui financent le grand cycle de l’eau est supérieur à celui des aides destinées au petit cycle ! Ce 12eme programme de l’agence de l’eau Loire-Bretagne (3) marque un changement d’approche en la matière, qui touche tous les bassins de France. Précédemment les agences de l’eau s’occupaient avant tout du petit cycle et le grand cycle était négligé. Depuis une dizaine d’années, il y a un rééquilibrage et désormais on reconnait une vraie importance à la gestion de cette ressource naturelle, pas seulement à son assainissement et à son acheminement auprès de chacun. Et c’est essentiel : cette année, le montant des catastrophes naturelles va dépasser les budgets alloués aux agences de l’eau, environ 2,5 milliards d’euros par an.
Justement, parlons financements. Quel est votre regard sur la réforme des redevances des Agences de l’eau issue de la loi de finances pour 2024 ?
Thierry Burlot : Le financement du grand cycle de l’eau ne peut pas être établi, selon moi, sur celui du petit cycle où le schéma “plus je consomme plus je paie“ fait sens. Tel n’est pas le cas pour le grand cycle de l’eau car certains périmètres hydrographiques, très étendus, peuvent avoir à la fois peu de consommation et de fortes préoccupations. Et au-delà de ce seul prisme, le petit cycle de l’eau ne peut financer à terme les dégradations du grand cycle.
En Loire-Bretagne, 380 millions d’euros nous ont été alloués en 2023 au titre des redevances collectés par les agences auprès des usagers des services d’eau et d’assainissement et des activités susceptibles de générer une pollution. Si la répartition des allocations était corrélée à l’importance géographique, Loire Bretagne étant le plus grand bassin de France -il couvre 30% du territoire-, nous aurions bénéficié de plus de 600 millions d’euros. Dans l’approche actuelle de répartition des redevances, la ruralité, l’agriculture, et un poids démographique moindre, sont des facteurs qui pénalisent un territoire ; les territoires urbanisés, concentrés démographiquement et industrialisés sont donc favorisés ; et l’on néglige la prise en compte des enjeux spécifiques de chaque bassin.
Quelle conviction vous anime en tant président du comité du bassin Loire-Bretagne ?
Thierry Burlot : Ma conviction est que tous les ingrédients sont réunis pour vivre et organiser une bataille de l’eau, des batailles de l’eau. Seule solution pour éviter cela : la concertation. J’ai vécu les affrontements autour des méga-bassines de Sainte-Soline : à défaut de se parler, c’est le chacun pour soi qui règne.
Une gestion collective autour de ce bien commun qu’est l’eau est nécessaire et passe par un préalable : poser les termes d’une négociation tant au niveau du diagnostic qu’au niveau des actions. Il nous faut de la concertation pour passer d’un monde d’abondance à un monde de partage.
À ce jour chacun ne voit que son intérêt, en excluant celui des autres. Tel est le cas des industriels de l’hydroélectricité. Ou des agriculteurs : lorsqu’ils demandent que les questions relatives à l’eau soient gérées en direct par l’État, ils le font pour obtenir gain de cause et donc obtenir des installations de stockage répondant à leurs enjeux, en oubliant ceux des autres acteurs.
La seule voie qui permettra de résoudre cette difficile équation – entrer dans un monde de partage de l’eau qui fonctionne pour tous les acteurs – est de bâtir des propositions pertinentes et pérennes pour tous. Cela ne peut se faire que dans les commissions locales de l’eau des bassins hydrographiques, qui sont à même de saisir les besoins de chaque acteur. Mais cela requiert que chacun laisse de côté posture, a priori et idées arrêtés. Les agriculteurs ont le sentiment d’être accusés de s’accaparer l’eau. Or nous savons tous que celle-ci est déterminante pour leur activité. Ils doivent être rassurés et pour cela nous devons être capables d’envisager des solutions pour eux, dont le stockage. L’eau est un sujet très conflictuel pour le moment. Pour sortir de cette dimension, toutes les parties prenantes doivent faire preuve de courage et de détermination.
Quelle leçon tirez-vous de cet état de fait, à savoir que l’eau reste un sujet conflictuel ?
Thierry Burlot : D’abord que nous perdons nos repères, par exemple la notion de bien commun.
Ensuite que l’eau est une occasion de se retrouver ; l’eau douce ne représente que 3% de l’eau présente sur terre. Notre responsabilité est donc claire puisque l’eau est nécessaire à notre santé, à notre futur.
Enfin, que si nous ne sommes pas capables de gérer ce bien commun, alors quel est notre raison d’être ? L’eau est un sujet qui présente de nombreux intérêts dont celui d’entrer en résonance avec la nature humaine. Ce n’est pas un sujet technique mais un sujet vraiment politique, qui intéresse l’ensemble des citoyens.
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(1) cf. sur la protection et gestion des eaux en Union européenne, la fiche thématique recensant notamment les différents textes adoptés : https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/74/protection-et-gestion-des-eaux#:~:text=La%20directive%20r%C3%A9vis%C3%A9e%20sur%20l,la%20qualit%C3%A9%20de%20l’eau.
(2) Pour en savoir plus sur ce projet en Loire-Bretagne, lire l’article “l’étude HMUC axe Loire “ : https://agence.eau-loire-bretagne.fr/home/bassin-loire-bretagne/les-dossiers-du-mois/hmuc–4-dimensions-pour-un-diagnostic-global-de-votre-territoire/letude-hmuc–axe-loire.html
(3) Pour en savoir plus sur ce 12ème programme : https://agence.eau-loire-bretagne.fr/home/espace-presse/contenu1/espace-presse/12e-programme-dintervention-de-lagence-de-leau–243-milliards-de.html