Jérémie Steininger est délégué général à l’ATEP – Acteurs du traitement des eaux à la parcelle. Son organisation rassemble les acteurs du stockage, du traitement et de la valorisation des eaux à l’échelle du bâtiment et de sa parcelle. Cela couvre trois secteurs : les eaux usées au travers de l’assainissement non collectif (ANC), la gestion décentralisée des eaux pluviales et enfin la valorisation des eaux non conventionnelles (ENC).
Qu’est-ce que la valorisation des eaux non-conventionnelles et en quoi elles présentent un potentiel à saisir pour les collectivités locales en France ?
Par eaux non-conventionnelles (ENC), on entend les eaux autres que celles issues d’un prélèvement direct dans la ressource naturelle – telles que les eaux usées traitées, les eaux de pluie, les eaux pluviales, les eaux grises ou encore les eaux de piscines. Il est possible de donner une seconde vie à ces eaux, avec ou sans traitement. On compte d’ailleurs pour l’ensemble d’une dizaine d’ENC jusqu’à 45 usages possibles qu’ils soient domestiques, tertiaires, urbains, industriels ou agricoles.
Les épisodes de sècheresse de ces deux dernières années et les grosses restrictions d’usages qui les ont accompagnés ont permis de réveiller les consciences quant à notre utilisation de l’eau potable. Il est désormais inacceptable de tirer la chasse ou de laver les voitures avec une eau destinée à la consommation humaine.
Sur la période 2010-2019, les ENC auraient représenté un gisement de 1,6 milliard de mètres cube d’eau à mobiliser, soit 39% des 4,1 milliards de m3/an consommés en France. Le potentiel est donc colossal et les voies de valorisation nombreuses pour les collectivités : arrosage d’espaces verts, alimentation des chasses d’eau dans les bâtiments publics, création d’îlots de fraîcheurs, la défense incendie ou encore le nettoyage de la voirie.
En quoi consiste le nouveau décret d’août 2023 et dans quel contexte a-t-il été publié ?
La publication de ce nouveau décret arrive dans le cadre du Plan Eau pour une gestion plus résiliente et concertée de la ressource. Ce dernier prévoit notamment de généraliser la valorisation des eaux dites « non-conventionnelles », en boostant 1 000 projets de réutilisation d’ici 2027 et de multiplier par 10 le volume d’eaux usées traitées réutilisées d’ici 2030.
La réutilisation des eaux usées traitées (REUT) n’est certes pas une nouvelle pratique dans notre pays, mais elle ne pointe qu’à 0,6% de son potentiel, alors que nos voisins italiens et espagnols sont respectivement à 14% et 8%. Ce décret vient donc libérer la REUT de certaines contraintes réglementaires et englober l’eau de pluie dans le panel des eaux non-conventionnelles disponibles.
Qu’est-ce qu’apporte ou change concrètement ce décret et quelles sont les opportunités pour les collectivités territoriales ?
Pour les eaux de pluie, le décret rend possible leur utilisation sans procédure d’autorisation.
Pour les eaux usées traitées, il fait d’abord sauter la notion d’expérimentation ainsi que la limitation des projets à « cinq ans ». Cela permettra aux collectivités territoriales d’amortir leurs investissements et de pérenniser les équipements dans le temps.
Ensuite, il y a une volonté d’encourager le dépôt des dossiers, d’une part, en instaurant un guichet unique au travers du Préfet de département, et, d’autre part, en simplifiant leur instruction et leur suivi. C’est ainsi que l’avis des autorités de santé devient consultatif et non plus conforme lors de l’instruction, et que les maîtres d’ouvrage n’ont plus à soumettre un rapport annuel, mais uniquement un bilan quinquennal.
En complément, on peut aussi mentionner les opportunités liées aux grosses économies d’eau pour les communes situées sur le littoral, ainsi que le développement de partenariats avec les acteurs industriels autour de projet de symbiose puisque la taille des stations dont les eaux usées traitées peuvent être mobilisées est passée de 200 EH (Équivalent-Habitants) à 20 EH.
Quelles sont les exclusions de ce décret ?
Attention, les exclusions ne sont pas nécessairement des interdictions. Il est important de resituer ce décret dans le corpus réglementaire global des eaux non-conventionnelles. Ce décret-ci réglemente les usages non-domestiques exclusivement. Cependant, en associant les eaux de pluie aux eaux usées traitées, il a semblé qu’il venait restreindre certains usages des eaux de pluie à l’intérieur des bâtiments auparavant autorisés. En réalité, l’arrêté du 21 août 2008 relatif à la récupération des eaux de pluie et à leur usage intérieur et extérieur demeure applicable.
En plus de ce décret, que l’on appelle familièrement le décret REUT, car c’est finalement le cœur de son sujet, deux autres textes sont en cours d’élaboration. Le premier porte sur les eaux impropres à la consommation humaine (EICH) pour les usages domestiques, le second, sur les usages agroalimentaires des ENC. Ce n’est qu’une fois l’ensemble de ce corpus réglementaire finalisé qu’il sera possible de dresser la liste de ce qui est autorisé ou non, notamment en ce qui concerne l’usage des eaux usées traités en irrigation agricole ou encore pour l’arrosage des espaces verts.
S’agissant donc des eaux de pluie, le texte ne change rien par rapport aux possibilités actuelles, et en particulier :
- Les usages non domestiques sont possibles sans condition ;
- Les usages domestiques (définis à l’article R.1321-1-1 du code de la santé publique) des eaux de pluie ne sont pas concernés par le décret du 29 août 2023.
- Pour ces usages domestiques (ex : arrosage des espaces vert à l’échelle du bâtiment, évacuation des excrétas, lavage des sols) l‘arrêté du 21 août 2008 relatif à la récupération des eaux de pluie et à leur usage à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments continue de s’appliquer.
Quelles sont les sources de financement à disposition des collectivités territoriales qui souhaiteraient poursuivre ce genre de projet ?
Aujourd’hui, le mécanisme tout désigné est celui des agences de l’eau. D’ailleurs, leurs programmes d’accompagnement s’adressent aussi bien aux collectivités, qu’au monde agricole ou encore celui de l’entreprise, qu’il s’agisse de maîtres d’ouvrages publics ou privés.
Côté recherche et développement, l’État met également en place des moyens pour accélérer la cadence. Je pense notamment au plan France 2030, avec le programme Innov’ Eau, ou encore France Expérimentation.
Là où tout reste à construire, c’est finalement le financement des projets pour les particuliers. C’est pour cela que nous militons pour que la sobriété des usages de l’eau soit intégrée dans le dispositif MaPrimeRénov.
Quels sont les points de vigilance à garder en tête et les conditions de réussite de projet de réutilisation des eaux usées traitées ou/et de récupération d’eaux de pluie ?
Une question doit présider à toutes nos réflexions sur le sujet du recyclage, du réemploi et de la réutilisation des eaux, à savoir : quelles qualités d’eaux pour quels usages ?
Il n’existe aujourd’hui qu’un seul standard de qualité d’eau, c’est celui de l’eau destinée à la consommation humaine : l’eau potable. Pour préserver cette dernière et donc les prélèvements dans le milieu, il est fondamental de réserver cette qualité d’eau aux usages essentiels liés à la consommation humaine et à l’hygiène corporelle. Pour les autres usages qu’ils soient utiles ou de confort, nous devons limiter nos usages de l’eau potable et prioriser la récupération d’eaux de pluie, le recyclage des eaux grises et/ou la réutilisation des eaux usées traitées … C’est ainsi que les projets de REUT doivent avant tout s’inscrire dans une logique de sobriété des usages. C’est la condition sine qua non de leur réussite.
Pour en revenir au décret, un point de vigilance à garder en tête est le rejet automatique de la demande d’autorisation au bout de 6 mois en l’absence de réponse du préfet. Il s’agit d’un délai assez long à l’échelle d’un projet, surtout si la demande est renouvelée. L’effet induit pourrait freiner les 1000 projets de REUT à horizon 2027 du Plan Eau au lieu de les booster.
Enfin, la vérification périodique des ouvrages de REUT et de leur bon fonctionnement est également un enjeu. Afin de garantir le respect des contraintes sanitaires et assurer la traçabilité des dispositifs d’assainissement non collectif, de récupération des eaux de pluie et de recyclage des eaux grises, il faudra en faire assurer le contrôle régulier par des professionnels compétents.
Qu’est-ce que vous suggéreriez aux lecteurs et collectivités territoriales qui souhaiteraient aller plus loin ?
Pour les collectivités qui souhaiteraient s’équiper, mon conseil est de se rapprocher des entreprises et des collectivités qui auraient déjà des retours d’expérience à partager sur ces sujets, notamment sur les points positifs, les points négatifs ou encore le montage des dossiers. Il existe aussi de nombreux professionnels prêts à les accompagner dans leurs projets. Il ne faut pas hésiter à les solliciter et à consulter les différentes offres et solutions techniques disponibles.
Pour rappel, la collectivité, en plus d’être actrice, peut aussi être incitatrice. Au travers de ses documents d’urbanisme, elle peut encourager les privés à recourir aux ENC, et même imposer la récupération, le stockage, ou la rétention des eaux pluviales. La collectivité a donc la possibilité de démultiplier les actions de valorisation et d’engager le collectif dans la sobriété hydrique.