Comptage obligatoire de tous les prélèvements, tarification saisonnière ou déplafonnement de la part fixe : en mai 2024, Intercommunalités de France, la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) et la Fédération Professionnelle des Entreprises de l’Eau (FP2E) ont publié 25 propositions. Avec un objectif complexe : garantir la soutenabilité économique des services de l’eau et d’assainissement tout en conciliant efficacité environnementale, équilibre économique et équité sociale. Entretien avec Arnaud Bazire, président de la FP2E et Directeur Général de Suez Eau France au sujet de six d’entre elles.
« Les services de l’eau et de l’assainissement sont confrontés à un effet ciseaux, décrit Arnaud Bazire, Directeur Général Suez Eau France et président de la FP2E. En cause :
- un mur d’investissements pour rattraper le retard dans la modernisation des réseaux et des infrastructures et se conformer au renforcement de la réglementation;
- une augmentation des charges fixes à l’instar des produits de traitement;
- une réduction des volumes consommés qui entraine une baisse des recettes (cf. infographie Comprendre l’effet ciseaux).
« C’est ce triple constat qui, début 2024, a conduit Intercommunalités de France, la FNCCR et la FP2E à constituer un groupe de travail pour mener une réflexion commune sur l’évolution du modèle de financement des services d’eau et assainissement ». Avec deux fondamentaux : aucune remise en cause de la nécessaire sobriété hydrique et du concret. Et un résultat : 25 propositions, regroupées en cinq thématiques qui toutes font écho aux besoins des collectivités et plus largement de notre société. Zoom sur six de ces propositions avec Arnaud Bazire.
Proposition 1 : Rendre obligatoire le comptage de tous les prélèvements dans le milieu, quels que soient les usages.
Cette proposition figure dans l’objectif « Connaitre pour agir « qui vise à permettre aux élus de disposer d’outils de suivi de la consommation d’eau à l’échelle de leur territoire, pour mieux adapter la tarification. Pourquoi doit-on rendre obligataire le comptage de tous les prélèvements ?
Arnaud Bazire : « En France, entre 40 et 50% des compteurs des collectivités sont équipés d’un système de télérelève, essentiel pour favoriser la maîtrise des consommations d’eau et agir en connaissance de cause. Les incendies, canicules, sécheresses qui ont marqué l’été 2022 ont amplifié ce mouvement. Il faut aller plus loin aujourd’hui, considérer la ressource de manière systémique et être conscients que tous les territoires français sont désormais potentiellement concernés par le stress hydrique.
Rendre obligatoire le comptage de tous les prélèvements, comme cela s’est fait pour le gaz et l’électricité, est le préalable à tout le reste : il faut compter pour connaître et connaître pour économiser. Ce comptage doit avoir un objectif : donner de la matière pour aider les usagers à piloter leur consommation et à adopter des comportements citoyens. Ce qui n’est pas possible lorsque l’on reçoit seulement deux factures par an, une estimée et une réelle. De plus, bien connaitre et maitriser la quantité de l’eau consommée influe sur sa qualité : le premier procédé de traitement de l’eau, à l’état naturel, reste la dilution.
Notre proposition s’appuie sur une prise de conscience collective : celle de la nécessité de réfléchir à l’usage et au partage d’une ressource qui ne parait plus infinie et qui est fragilisée sur le plan qualitatif ».
En quoi mieux connaitre les consommations sera utile aux collectivités ?
« Cela leur permettra de voir comment la population réagit notamment aux tarifications proposées et donc identifier ce qui marche ou pas au regard de l’objectif de sobriété hydrique. C’est un vrai apport dans la définition d’une stratégie tarifaire car il y peu d’élasticité prix en France sur cette ressource. Les usagers méconnaissent le montant moyen de la facture d’eau et le prix de l’eau en France, est particulièrement peu élevé comparé à d’autres pays. Sur le prix de l’eau, l’approche est assez irrationnelle : entre l’eau de robinet, l’eau de source et l’eau minérale, les ratios vont de 1 à 200 et cela n’a pas d’effet majeur dans le choix des consommateurs ».
Proposition 8 : Encourager les collectivités à adapter la tarification en période de tension sur la ressource ou sur les équipements (capacité des ouvrages)
Cette proposition figure dans la thématique « Elargir la boîte à outils des collectivités en matière de tarification » et vise à prévenir les situations de crise en période de pointe. Elle met en avant le recours à la tarification saisonnière. Pourquoi ?
« La tarification saisonnière est peu répandue et lorsqu’elle est déployée, elle l’est sur des zones à fort afflux touristique. On a donc objectivement peu de de recul : la mesure de l’impact d’une telle politique est encore compliquée. L’expérience menée par Toulouse Métropole aidera à avancer sur ce point. La tarification progressive est plus répandue sur en France. Elle a un inconvénient : son effet sur la solidarité nationale, parce qu’elle pénalise les familles nombreuses. Et une tarification dégressive, souvent mise en place pour favoriser les grands consommateurs que sont les industriels pour des questions d’attractivité et de rétention économique, défavorise les particuliers.
En matière de tarification, si l’on veut être juste et donc tenir compte des situations spécifiques des consommateurs, on ouvre la porte à une grande complexité dans la mise en place et le suivi. Or, un coût de gestion associé trop important retire tout intérêt au dispositif. Les autres propositions formulées visent à surmonter cet obstacle et à rendre possible une modularité des tarifs non pénalisante pour les foyers modestes et les familles nombreuses. Dans la recherche d’une sobriété hydrique qui ne nuit pas à la justice sociale, la tarification saisonnière est une piste intéressante. Elle permet de répondre au mécontentement des habitants de zones touristiques et incite les usagers permanents et les touristes à faire plus attention en période estivale lorsque la ressource se raréfie ».
Quels autres outils et quelle approche sont à envisager pour encourager les métropoles à adapter la tarification en période de tension ?
« Adapter la tarification en période de tension est un choix politique. Les élus peuvent y être incités par leurs électeurs. Mais il faut aussi valoriser les outils et modèles disponibles. Une tarification adaptée à une période de tension nécessite d’analyser de très grosses bases de données issues des relevés et comptages. La donnée est fiable et les outils existants permettent de segmenter l’analyse et donc de distinguer les maisons individuelles des grands bailleurs sociaux, des industriels ou encore des restaurateurs et coiffeurs, deux activités très consommatrices d’eau.
En termes d’approche, il faut là aussi privilégier la prise en compte des spécificités, celles de chaque territoire. Si nous disposons d’une grande palette de réponses techniques pour gérer les problématiques de ressource en eau, tous les territoires ne sont pas confrontés aux mêmes problèmes et tous n’ont pas la même aptitude à utiliser la même solution. Les métropoles en bord de mer pourraient recourir au dessalement de l’eau de mer, à l’instar de ce qui se fait déjà à Barcelone ou dans nos territoires d’outre-mer. Evidemment cette solution n’est pas envisageable pour Clermont-Ferrand. La réalimentation de nappes dont la faisabilité dépend de la géologie du territoire, est pertinente pour le grand Ouest mais pas pour le Massif armoricain. La réutilisation des eaux usées est envisageable pour contribuer à l’irrigation des espaces verts ou au nettoyage des voiries des territoires littoraux. C’est moins évident pour les territoires continentaux pour des raisons de soutien à l’étiage des fleuves et cours d’eau. Il n’y a pas de remède miracle mais une boite à outils qui permet de tenir compte des spécificités des territoires et de la ressource locale. Et derrière l’identification de la solution pertinente, arrive la question du financement ».
Proposition 17 : Approfondir la définition et le suivi d’indicateurs de performance en matière de baisses des prélèvements, des consommations d’eau et de protection de la ressource, quel que soit le mode de gestion.
Cette proposition relève de la thématique « Renforcer le rôle de la collectivité pour l’accompagnement de la performance en matière de sobriété » : quelle est la maturité des collectivités sur les indicateurs de performance dans la gestion de l’eau ?
« Les contrats intégrant des notions de performance liés à la baisse du prélèvement de la ressource sont encore trop rares ; cela décolle depuis deux ans mais la maturité reste faible. La difficulté ne provient pas de l’indicateur qui est simple : il s’agit de la quantité prélevée dans la ressource. Le suivi de cet indicateur est plus délicat et repose sur un accord entre l’opérateur et la collectivité et une définition des outils permettant d’atteindre le résultat. La palette d’outils est très large : elle va de la gestion des fuites au comportement des usagers en passant par la modulation de pression par exemple.
Or, la question du rendement des canalisations est complexe. En France, la moyenne est à 80% avec de fortes disparités et une ligne de démarcation entre les zones urbaines et les zones rurales. Dans les zones très rurales, le rendement de réseau est bien moindre et difficile à améliorer car le renouvellement des canalisations est complexe et moins rentable. Plus généralement, il existe toujours un seuil de rendement au-delà duquel gagner un point supplémentaire n’est pas forcément souhaitable, au regard notamment du coût écologique engendré.
Le manque de maturité sur le déploiement d’indicateurs de performance n’est pas lié à un blocage de fond des élus. Leur sensibilité diffère selon la situation de leur territoire. Si le tourisme représente un part importante de l’économie locale ou est un axe de développement fort, la crainte de nuire à celui-ci l’emporte sur la volonté d’améliorer la performance en matière de sobriété hydrique ».
Proposition 21 : Intégrer les prélèvements par forage privé dans l’assiette des redevances, dans le respect du principe préleveur payeur.
Cette proposition fait partie de la thématique « Orienter le soutien financier de l’Etat et ses opérateurs vers des pratiques de sobriété ». Pourquoi cette question des prélèvements par forage privé est-elle si importante ?
« En France la règle est simple : tout propriétaire d’un terrain est en droit d’y prélever de l’eau si cela relève d’un usage domestique. Celui-ci est défini par un seuil de prélèvement fixé à 1000m3 par an et le forage privé doit être déclaré. Or le nombre de forages déclarés augmentent. A cela s’ajoute les non déclarés qui ne sont pas identifiés. Le forage privé contrevenant à la nécessité d’une approche sobre de l’eau, il semble logique de mettre en œuvre le principe préleveur payeur. Il n’est bien évidemment pas question d’appliquer à cette eau brute les mêmes taux que ceux pratiqués sur l’eau traitée. Il faut aussi se poser la question de la détection des forages non déclarés. En milieu rural, s’il n’y a pas de raccordement au tout à l’égout – l’assainissement est donc individuel-, des inspections pour contrôler la conformité des installations sont prévues. Ces contrôles pourraient être l’occasion de détecter les forages non déclarés ».
A venir : les 3 autres propositions de la thématique « Orienter le soutien financier de l’Etat et ses opérateurs vers des pratiques de sobriété » ont trait au rôle de l’Agence de l’eau. Les textes d’application (décrets et arrêtés) de la réforme des redevances de l’Agence de l’eau sont parus au Journal officiel les 7, 9 et 10 juillet 2024. Nous reviendrons prochainement sur cette réforme.
Proposition 23 : Déployer une communication renforcée auprès du grand public autour du coût du service public plutôt que du prix de l’eau
Cette proposition vise à faire de l’usager un allié dans la gestion sobre de l’eau. Comment imaginez vous cette communication autour du coût du service public ?
« La communication à déployer doit avoir deux axes pédagogiques : le premier sur l’usage raisonné de l’eau et le second pour expliquer ce qui préside au prix de l’eau. Parce que l’eau est une ressource essentielle, l’approche psychologique que l’on rencontre souvent est qu’elle devrait être gratuite. Mais on ne vend pas l’eau, on vend un service, c’est-à-dire le fait de chercher la source, d’acheminer l’eau, de la distribuer, de la récupérer, de la stocker, de la traiter. Il faut souligner que ce traitement ne peut pas se limiter à la rendre potable : il s’agit aussi de ne pas polluer la nature. Eliminer les résidus médicamenteux ou les microplastiques présents de l’eau est techniquement possible mais cela a un coût.
L’eau est une ressource et à ce titre un usage sobre est nécessaire ; sa consommation relève d’un service et a donc un coût. C’est ce message là qui doit être porté par tous, de l’Etat aux opérateurs, en passant par les agences de l’Eau et les collectivités. D’autant qu’il y a une loi fondamentale en économie : ce qui est précieux à un prix ; diminuer le prix de l’eau ne favorisera pas un usage sobre.
La communication est donc essentielle mais tout est à inventer en la matière car même dans les pays où le prix de l’eau est plus élevé, au Royaume-Uni par exemple, la communication n’est pas plus efficiente ».
Y a-t-il une proposition parmi les 20 restantes qui vous tient particulièrement à cœur ?
« Oui, celle d’ouvrir la possibilité aux collectivités de déplafonner la part fixe dans leur tarification (proposition n°7 : NDLR). Cette part fixe correspond à l’abonnement, c’est un forfait plafonné par la loi, le seuil étant fixé par arrêté ministériel. La collectivité est donc libre d’opter pour un pourcentage plus bas que le seuil. En moyenne, la part fixe représente environ 20 % de la facture d’eau potable en France. Mais face à la baisse des volumes consommés, qui entraine une baisse des recettes, et alors que 80% des coûts sont des coûts fixes, il faut revenir sur ce point : permettre le déplafonnement, c’est envoyer le message qu’il faut se rapprocher de l’équilibre existant entre les coûts fixes et coûts variables ».