L’eau que nous consommons n’est pas uniquement liée à son utilisation directe. Une grande partie est invisible à l’usager, celle qui est nécessaire pour produire, déplacer ou recycler les biens et services quotidiens. La quantité totale d’eau nécessaire, désignée sous le nom d’empreinte eau, révèle une consommation souvent sous-estimée, voire ignorée. Face à l’urgence de la préservation de l’eau, ne devrions-nous pas repenser notre consommation à la lumière de ces empreintes cachées ?
Définition et ordres de grandeur de l’empreinte eau
La première idée qui nous vient à l’esprit lorsqu’on évoque l’utilisation de l’eau est son usage direct.
Pour un jean, par exemple, on pense à la quantité nécessaire pour le laver. Cette quantité est en réalité minime comparée à la quantité d’eau nécessaire en amont : la culture de coton, la filature, la teinture, jusqu’à la vente et le transport entre toutes les étapes et en aval : dépôt dans un point de collecte et étape de recyclage ou de destruction avec les étapes de transport. En additionnant toutes les consommations d’eau nécessaires grâce à une analyse du cycle de vie d’un produit (désigné par l’acronyme ACV – exemple d’ACV réalisé en 2006 par l’ADEME pour un jean), on est à même de mesurer l’empreinte eau (ou Water Footprint en anglais) comme lors d’un bilan carbone.
Ainsi, la fabrication seule du jean consomme environ 7500 litres selon les Nations Unies, la culture du coton, la teinture et le délavage nécessitant le plus d’eau. Il faut ensuite ajouter le lavage durant son utilisation. Pour une durée de vie du jean de 4 ans (selon l’ADEME), avec un lavage par semaine (où le jean représenterait 20% d’un cycle avec une consommation de 60 l par cycle), on consommerait : 60 l*20%*52*4 = 2500 litres. Il faudrait ajouter l’eau nécessaire au recyclage ou à la destruction pour avoir l’empreinte eau totale.
Cet exercice, nous pouvons le réaliser sur tous les produits. Par exemple, l’empreinte eau d’une tasse de café serait de 140 litres, de 30 000 litres pour un ordinateur et de 35 000 litres pour un véhicule pour leur fabrication. L’ADEME met d’ailleurs à disposition, la base Impacts qui décompose notamment l’empreinte eau aux différentes étapes d’un produit.
Histoire de l’empreinte eau
À l’origine, le Professeur John Allan du King’s College London imagine le concept d’eau virtuelle, inspiré par une polémique autour de l’exportation d’agrumes vers l’Union européenne par un pays manquant cruellement d’eau.
À l’inverse, un pays ayant peu d’accès à l’eau douce peut importer des produits agricoles nécessitant beaucoup d’eau plutôt que tenter de les produire au détriment d’autres usages. Une dépendance diversifiée d’importations de biens se substitue à une dépendance directe à l’accès à l’eau réduisant les risques de guerre de l’eau telle qu’on l’imaginait dans les années 1990.
La notion d’empreinte de l’eau (Water Footprint en anglais) a été alors conçue en 2002 par Arjen Hoekstra, professeur à l’Université de Twente, aux Pays-Bas pour quantifier la quantité d’eau consommée et polluée pour produire des biens et services tout au long de leur chaîne d’approvisionnement à l’image d’autres indicateurs écologiques comme l’empreinte carbone ou l’emprise au sol. Le Water Footprint Network, fondé par Arjen Hoekstra est en charge des standards de la comptabilité de l’empreinte eau.
L’empreinte eau appelée aussi eau virtuelle a été l’occasion de nombreux débats en particulier dans le domaine de l’élevage. L’association Water Footprint par exemple estime à 15 000 litres la quantité d’eau nécessaire pour produire un kilo de bœuf, mais ce chiffre peut fortement varier selon la provenance, l’usage de l’eau et le mode d’élevage.
Sur ces 15 000 litres, 93% sont de l’eau de pluie qui est stockée dans le sol et est restituée notamment sous forme d’herbe qui est broutée par le ruminant. Elle est nommée eau verte. La présence du ruminant a, ici, un impact marginal sur le cycle de l’eau. Toutefois, il est important de la mesurer, car sans elle, il n’y aurait pas d’herbe et il serait compliqué de nourrir l’animal.
4% des 15 000 litres sont de « l’eau bleue », de l’eau douce captée de surface ou souterraine, pour les usages domestiques et agricoles. C’est l’eau qu’il faut le plus préserver.
3% est de l’eau grise, l’eau polluée par les processus de production (mesurée en quantité d’eau nécessaire pour diluer suffisamment l’eau usée rejetée pour la rendre disponible pour un autre usage). C’est l’eau qu’on évitera au maximum de rejeter.
La mesure de l’empreinte en eau est aujourd’hui standardisée grâce à la norme internationale ISO-14046 (révisée en 2020), qui prend également en compte l’impact environnemental, tant qualitatif que quantitatif. Nous pouvons tous évaluer notre propre empreinte eau grâce au calculateur de Water Footprint Network.
Toutefois l’empreinte eau mesure l’eau prélevée dont une partie est directement rendue au milieu et non l’eau consommée. Ainsi la majorité de l’eau prélevée en France est due au refroidissement des centrales électriques. Comme elle est très majoritairement restituée dans les cours d’eau, elle ne représente que 12% de la consommation d’eau contre 58% pour les usages agricoles.
Source : Commissariat général au développement durable
Pour compléter cette mesure, la méthode AWARE (Available WAter REmaining) intègre le facteur de stress hydrique ce qui permet de quantifier la consommation d’eau en fonction de sa disponibilité.
Empreinte eau et eau virtuelle
L’empreinte eau mondiale dépasse les 7 000 milliards de mètres cubes sachant que le volume total d’eau douce sur Terre est d’environ 35,2 millions de milliards de m3. Dans son dernier rapport, l’IPBES, l’équivalent du GIEC pour les questions de biodiversité, souligne que les prélèvements annuels d’eau ont été multipliés par plus de 6,5 entre 1900 et 2010, surpassant le rythme de croissance de la population mondiale.
Toutefois, cette ressource en eau douce est inégalement répartie. Si l’Inde, la Chine et les États-Unis affichent les empreintes hydriques les plus importantes, il est pertinent d’examiner les flux d’eau virtuelle c’est-à-dire leurs importations et leurs exportations. La carte révèle que l’Europe importe des quantités considérables d’eau virtuelle du Brésil et, dans une moindre mesure, des États-Unis, principalement via l’importation de produits agricoles et de matières premières telles que le coton.
En France, l’empreinte eau dépasse de plus du double les ressources prélevées sur son territoire, selon les chiffres clés sur l’eau et les milieux aquatiques, édition 2020. Cette situation révèle une forte dépendance aux ressources en eau d’autres pays. Certaines nations compensent leurs pénuries hydriques en important des produits à forte intensité en eau plutôt que de les produire localement. Paradoxalement, cette pratique peut exercer une pression sur des zones fragiles, souvent dépourvues de politiques de préservation de cette ressource précieuse. Ainsi, la pénurie d’eau au Chili en 2021 et 2022 a eu des répercussions non seulement sur les agriculteurs et habitants locaux, mais aussi sur les compagnies minières qui ont dû, à la demande du gouvernement, arrêter ou fortement réduire l’extraction de cuivre, matériau indispensable à la transition énergétique.
Conclusion
L’empreinte eau révèle notre impact caché sur les ressources hydriques mondiales. Elle souligne l’interdépendance des pays et les défis liés à la gestion de l’eau à l’échelle globale. La France, comme d’autres nations, dépend fortement des ressources en eau étrangères, ce qui peut exercer une pression sur des régions déjà vulnérables. Pour préserver cette ressource vitale, il est indispensable de repenser nos modes de production et de consommation. Une prise de conscience collective et des actions concrètes sont nécessaires pour réduire notre empreinte eau et assurer une gestion plus durable de l’eau à l’échelle planétaire.