Rencontre avec Isabelle Vincent, directrice générale adjointe de l’agence de l’Eau Artois-Picardie, un bassin marqué par une sécheresse en 2022 et des inondations pendant l’hiver 2023-2024. Ces épisodes ont mis en lumière les enjeux aussi bien quantitatifs que qualitatifs de la gestion de l’eau dans le bassin. D’où la double logique du programme d’intervention 2025-2030 de l’agence : résilience et sobriété.
Quelles sont les spécificités du bassin Artois-Picardie qui influent sur la gestion de l’eau?
Isabelle Vincent : Le bassin Artois-Picardie est d’abord un territoire très urbain, et donc très dense démographiquement : nous nous classons juste après la région Île-de-France ! L’agriculture y est très présente et est marquée par trois caractéristiques : l’importance des valeurs ajoutées, la dépendance aux industries agro-alimentaires et une agriculture biologique peu développée. L’industrie est un autre marqueur de notre territoire, avec deux particularités : la réindustrialisation et un passif industriel conséquent, notamment minier.
Tous ces paramètres influent sur la gestion de l’eau : ils exercent des pressions importantes sur cette ressource alors que notre bassin est petit, le plus petit de métropole, et que l’eau potable provient à 95% des nappes souterraines, avec une prédominance de la nappe de la craie. Or notre réseau hydraulique de surface est à faible pente, fortement artificialisé et s’étend sur plus de 100 000 hectares de polder entre Calais, Dunkerque et Saint-Omer. Ce sont des terres gagnées sur la mer où sont installés des canaux qui permettent de réguler le niveau d’eau en hiver. Sur le bassin on compte ainsi 1000km de canaux, rivières canalisées et wateringues – terme flamand désignant les zones basses assainies par l’homme. Ces zones sont particulièrement vulnérables au changement climatique, comme l’ont prouvé les inondations de l’hiver 2024.
Deux autres spécificités de notre bassin sont à considérer : 307 millions de m3/an sont prélevés pour l’eau potable (données 2023), contre 150 millions pour les usages économiques – hors irrigation et refroidissement industriel. Enfin, nous sommes en amont des bassins internationaux de l’Escaut et la Meuse : cela engendre une responsabilité vis à vis des pays à l’aval, et notamment la Belgique.
Comment le 12ème programme d’intervention de l’agence de l’Eau Artois-Picardie, adopté le 15 octobre 2024, a-t-il été élaboré ?
Isabelle Vincent : Ce 12ème programme d’intervention de l’agence de l’Eau Artois-Picardie est le fruit de près de deux ans de co-construction ! Il a mobilisé tous les représentants du bassin, sous la houlette d’une émanation du conseil d’administration de l’agence, la commission permanente programme. Toutes les délibérations ont ainsi été soumises au comité de bassin et 29 sessions d’instances, réunissant tous les usagers de l’eau, ont été organisées en 2024 afin, entre autres choses, de finaliser ce programme. En cela, ce 12ème programme s’inscrit dans une logique ancienne de concertation des agences de l’eau. Et il s’appuie évidemment sur le Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux ou SDAGE 2022-2027 qui trace pour ces 6 années les grandes orientations des politiques publiques en matière de gestion de l’eau et notamment son objectif de 50% des eaux de surface en bon état écologique en 2027, contre 22% en 2019.
Ce 12ème programme se distingue sur trois points : il tient compte, plus encore que le précédent programme d’intervention, des enjeux liés au changement climatique; il s’appuie sur les résultats de l’évaluation des politiques publiques appliquée au 11ème programme, résultats qui nous ont guidé pour ajuster nos choix ; et il intègre le plan Eau annoncé en mars 2023 par le président de la République.
Ce 12ème programme de l’Agence de l’Eau Artois-Picardie a pour “cible d’accélérer l’atteinte du bon état des eaux dans un contexte de changement climatique et de raréfaction de la ressource eau“. Avec quelle logique d’action ? Et pouvez-vous expliciter quelques-unes des pistes retenues ?
Isabelle Vincent : Ce programme repose sur une logique double : la résilience face aux sécheresses et inondations très prégnantes dans le bassin en 2023 et 2024 et la sobriété pour concilier l’adaptation au changement climatique et les attentes de durabilité de l’agriculture et de l’industrie. Ainsi, nous visons une réduction de notre consommation d’eau de 10% d’ici 2030, avec une consommation stable pour les secteurs industriels et agricoles malgré les nouveaux besoins et une moindre consommation des usagers.
Pour servir notre double logique d’action résilience et sobriété, nous déployons d’abord de nouveaux outils de contractualisation dont des contrats de masse d’eau : avec une connaissance fine de l’état de la masse d’eau et des pressions exercées sur elle, les actions à l’échelle d’un sous bassin versant seront priorisées et conduites à l’aune d’une politique de résultats plutôt que d’une politique de moyens. Et nous avons “ boosté “ des thématiques comme :
- l’intégration des enjeux de l’eau dans les documents d’urbanisme;
- la renaturation en milieu urbain et rural pour favoriser l’infiltration, la recharge des nappes et limiter les coulées de boue ;
- une extension du champ de nos interventions via des financements en faveur de solutions fondées sur les services rendus par les milieux naturels, à l’instar des zones humides qui sont des vrais régulateurs face aux sécheresses et aux inondations ; ou encore pour soutenir la réutilisation des eaux usées par les industriels ; à destination de l’assainissement non collectif (qui avait été mis en retrait lors du 11ème programme d’intervention) ou de la mise à disposition de kits hydro économe pour les particuliers,
Au regard de votre logique de sobriété, les fuites d’eau sont-elles une problématique forte sur le bassin ?
Isabelle Vincent : Avec 80% de rendement moyen sur le bassin, nous sommes dans la moyenne nationale. Toutefois, afin d’asseoir notre logique globale de sobriété, nous souhaitons parvenir à 85% d’ici 2030, ce qui nous permettra, grâce à une action résolue des collectivités territoriales sur la gestion patrimoniale et le renouvellement de leurs réseaux d’économiser environ 15 millions de m3 de prélèvement d’eau par an sur le bassin.
D’ailleurs, la création de la redevance sur la performance des réseaux d’eau potable constitue un nouvel outil incitatif en la matière pour les collectivités et les établissements. L’agence de l’eau peut les aider dans cette démarche en finançant certains travaux relatifs à la gestion patrimoniale des réseaux, sous réserve d’une connaissance minimale de leur patrimoine et d’un taux de renouvellement minimal de celui-ci.
Le financement de ce plan -1,279 milliard d’euros pour les six prochaines années- repose sur quels fondamentaux ?
Isabelle Vincent : Comme pour chaque agence de l’eau, ce financement provient des redevances collectées ; dans notre cas, le financement repose également sur la mobilisation de la trésorerie existante. La loi de finances pour 2025, postérieure à l’adoption de notre programme, prévoit toutefois un prélèvement en faveur de l’État sur les ressources des agences. Notre programme est donc susceptible d’être réajusté sans pour autant changer de fondamentaux.
Ainsi notre programme porte des orientations d’engagement avec un focus sur le grand cycle de l’eau auquel 711 millions d’euros sont destinés. Autre élément fondamental : notre trajectoire de dépenses sera plus forte sur les premières années car les projets significatifs sont d’ores et déjà identifiés, par exemple : la construction ou la rénovation de certaines stations d’épuration de grande capacité ; le soutien à la transition de l’agriculture ou encore l’aide à la protection des aires d’alimentation des captages ultra prioritaires afin de préserver la qualité de l’eau potable.
Comment s’inscrit le financement de ce plan dans le cadre de la réforme des redevances des agences de l’eau?
Isabelle Vincent : L’un des objectifs de cette réforme, le rééquilibrage des redevances entre usagers domestiques, usagers agricoles et usagers industriels, renforce le signal prix et le signal performance sur la ressource eau. Et l’assujettissement de tous les industriels renforce le signal sur la sobriété. Dans le bassin Artois-Picardie, nous avons opté pour un iso-rendement sur les nouvelles redevances, comparé à celles qui ont été supprimées, dont le taux est déterminé à l’échelle du bassin. La perception sera plus faible sur les nouvelles redevances en début d’exécution. Ce n’est qu’en fin de période que notre objectif de plafond de recettes pourra être atteint, étant précisé que la mise en œuvre de certaines mesures annoncées dans le cadre du plan Eau, dont la redevance nationale sur la biodiversité, , influeront sur le niveau de nos recettes.
Quel regard portez-vous sur la collaboration entre l’agence de l’Eau Artois-Picardie et la Banque des Territoires ?
Isabelle Vincent : La collaboration entre l’agence de l’Eau Artois-Picardie et la Banque des territoires, qui existe depuis 2013, est faite d’échanges réguliers, de déploiement d’appels à projets communs et facilite l’ accès aux diverses sources de financements et d’expertises. Nous venons d’ailleurs de renouveler notre convention pour 2025-2030 avec un renforcement sur toutes ces dimensions. Début 2025 , nous avons lancé notre premier appel à projets tripartite -Banque des territoires- Agence de l’Eau Artois-Picardie pour les bailleurs sociaux afin de :
- réaliser des travaux de gestion durable et intégrée des eaux pluviales,
- étudier le potentiel de déconnexion des eaux pluviales,
- réhabiliter les réseaux d’assainissement,
- réhabiliter les réseaux d’eau potable,
- mener des actions permettant d’accroître la sobriété en eau.
Il est particulièrement appréciable que cette collaboration avec la Banque des Territoires se fasse dans le respect et la valorisation de chacun des acteurs : l’approche systémique de l’Agence de l’Eau Artois-Picardie sur cette ressource, enrichie des échanges avec les différents représentants des bassins et de l’éclairage des autres missions de l’agence dont la planification et la connaissance des milieux aquatiques, est ainsi bien prise en compte.