Pendant les millénaires, la gestion de l’eau s’est résumée à la maîtrise de son acheminement. Comment transporter l’eau douce de sa source à son usage ? Comment irriguer les cultures ?
Mais avec le développement des premières cités, l’évacuation des eaux usées est devenue un enjeu civilisationnel, posant des défis sanitaires et techniques qui ont marqué l’histoire de l’humanité. Les grands empires antiques comme Rome perpétuent encore, après plus de 2000 ans, un héritage d’aqueducs souterrains, de fontaines et d’égouts monumentaux. En France, la prise de conscience de l’importance de l’hygiène publique n’a émergé qu’au cours de la Révolution industrielle. La reconnaissance du rôle de l’eau dans la propagation des épidémies virales, telle que l’épidémie de choléra à Londres en 1854, a profondément transformé la perception européenne de l’eau et de son impact sur la santé publique.
Aujourd’hui, il apparait que l’eau ne revêt pas seulement une importance vitale pour les êtres humains, mais qu’elle représente également un élément essentiel pour tous les écosystèmes naturels, surtout dans un contexte de changement climatique et de perte de biodiversité. Du service de la vie humaine à celui de toutes les formes de vie : l’organisation et l’évolution du traitement des eaux en France raconte notre rapport à la société et au monde.
Les eaux usées dans l’Antiquité
C’est en Mésopotamie que seraient apparus les premiers systèmes de transport de l’eau. Entre le Tigre et l’Euphrate, on a retrouvé les plus anciens dispositifs d’irrigation, des canaux et des puits datés de 6 000 avant notre ère. C’est aussi là-bas que les premiers systèmes sanitaires sont apparus. Dans les tous premiers sites urbains du monde, dans la région sumérienne, en Egypte ou à Harappa au Pakistan, on a retrouvé des réseaux d’évacuations des eaux usées, des latrines et “fosses d’aisances”.
Plus tard, les grands empires orientaux, perses et indiens développèrent des systèmes d’aqueducs et d’égouts, des jardins urbains qu’on appelait paradis en persan. Et il y a 2000 ans, plus près de nous, les Romains développèrent en Europe un réseau hydrique d’envergure continentale. Parmi les plus vastes de l’Antiquité, qui influencèrent durablement notre territoire actuel, la France. Fontaines publiques, puits, bains, thermes…
Au centre de la vie sociale gallo-romaine, on trouvait de l’eau.
Mais au Moyen-Âge, après l’effondrement de Rome, les populations ne savaient plus pour ainsi dire traiter les eaux usées des grandes villes. L’urbanisme a régressé. Les eaux usées étaient souvent rejetées dans les cours d’eau, par les fenêtres et directement dans les rues devenues décharges à ciel ouvert avec les autres déchets du quotidien.
Fini le “tout-à-l’égout”, au Moyen-Âge, c’est le “tout-à-la-rue”. La population des villes vivait au milieu des odeurs putrides. Les rejets des tanneurs, teinturiers, bouchers, poissonniers, se mêlaient aux humeurs des épidémies de peste, de choléra et de typhus. Des millions de personnes ont succombé. Parfois un quart, la moitié, des populations d’une ville pouvait être balayée en un hiver ou en un été.
Dans toute l’Europe, le 19ème siècle marque un tournant : Louis Pasteur a d’abord démontré le rôle des microbes dans la fermentation et la maladie. Puis Robert Koch identifie des agents pathogènes dans l’eau comme son fameux bacille. Alors que l’on considérait traditionnellement que l’eau était pure par nature et ne pouvait pas transporter de maladie, on se rend compte avec effroi qu’elle en est au contraire le vecteur principal. 1854 est l’année qui changera tout.
Au moment où une épidémie de choléra décime Londres, John Snow découvre grâce à une carte que c’est une pompe d’eau souillée qui en est l’origine. On appellera cette carte « The Ghost Map », elle a changé la face de l’Europe moderne. En voici l’histoire racontée dans une spectaculaire conférence Ted de 15 min.
En France, le Service des eaux de Paris sera créé en 1902 pour centraliser la gestion de l’eau potable, auparavant fragmentée entre plusieurs entités. Une station d’épuration pilote est construite à Achères en 1905 pour expérimenter le traitement chimique des eaux usées. Il faudra attendre 1940 pour que la station soit définitivement mise en service. Ses effets sont immédiats, la qualité des eaux de la Seine s’améliore fortement en quelques années et les risques sanitaires liés à l’insalubrité sont nettement atténués.
Le traitement moderne des eaux en France
La France bénéficie de l’un des meilleurs accès à l’eau potable au monde et dans la moyenne en Europe occidentale. Il est important de rappeler que l’eau du robinet n’est pas consommée dans tous les pays en Europe, notamment dans certains pays des Balkans et d’Europe de l’Est. En France, la responsabilité de ce système complexe est partagée entre l’Etat, les collectivités territoriales et les usagers. Du prélèvement au traitement des eaux usées, on peut schématiquement décomposer le dispositif en cinq étapes.
1 – Le prélèvement de l’eau
L’eau est prélevée dans les rivières, fleuves, lacs, nappes souterraines ou lagunes côtières. Différentes techniques le permettent : le forage ou pompage, l’infiltration (captation de l’eau qui s’infiltre naturellement dans les sols), les barrages (qui stockent l’eau de surface par des retenues artificielles), les dérivations (d’une partie du débit d’un cours d’eau), le dessalement des eaux de mer et enfin le captage d’eau saumâtre (dans les estuaires ou les zones côtières).
2 – Le traitement de l’eau
Une fois prélevée, l’eau est traitée pour la rendre potable. Plusieurs techniques successives existent :
- Dégrillage : des grilles arrêtent les corps flottants et les gros déchets.
- Tamisage : le filtrage est plus fin, pour les déchets plus petits (sable, plancton…)
- Floculation – décantation : ici, on déverse un produit coagulant qui élimine 90% des matières organiques en suspension.
- Décantation : les flocs (particules solides sur lesquelles viennent s’agglomérer des impuretés), plus lourds, tombent au fond de bassins.
- Filtration : là, on filtre les particules microscopiques. Certaines installations utilisent des membranes, on parle alors de microfiltration, ultrafiltration ou nanofiltration.
- Désinfection – ozonation : neutralisation de virus et bactéries pathogènes.
- Traitement spécifique : adsorption sur charbon actif. Il s’agit d’améliorer les qualités organoleptiques (saveur, odeur, limpidité) de l’eau.
- Chloration : on ajoute une infime quantité de chlore, afin de préserver la qualité de l’eau tout au long de son parcours.
- Stockage : une fois rendue potable, l’eau est stockée temporairement dans des réservoirs.
3 – La distribution de l’eau
L’eau potable est ensuite acheminée vers les robinets des foyers et entreprises via un réseau de canalisations souterraines. Elles seront utilisées pour la consommation humaine, animale ou bien des usages industriels, de nettoyage, de refroidissement, d’irrigation…
4 – Le traitement des eaux usées
Après usage, qu’elles soient domestiques ou industrielles, les eaux usées sont collectées via un réseau d’égouts et d’évacuation. Elles sont ensuite dirigées vers une station d’épuration où elles sont traitées pour éliminer les polluants. Les grandes étapes de leur traitement :
- Dégrillage : des grilles arrêtent les gros déchets (tissus, feuilles, plastiques…).
- Dessablage et déshuilage : récupération des sables par décantation, et raclement des graisses en surface.
- Traitement biologique : dans la plupart des stations d’épuration, les eaux arrivent dans un bassin accueillant des bactéries qui vont dégrader la pollution et former des “boues”.
- Clarification : par décantation dans des bassins “clarificateurs”, on sépare les boues de l’eau épurée.
- Traitement des boues : on les valorise par épaississement, déshydratation et séchage.
5 – Rejet des eaux usées
Une fois nettoyées de leurs polluants, les eaux usées traitées peuvent être rejetées dans le milieu naturel : rivières, fleuves, mer, cours d’eau. Elles peuvent également être réutilisées pour certains usages ne nécessitant pas une qualité d’eau potable : irrigation agricole ou d’espaces verts, certains usages industriels…
Dans les années 1960, on constate que les rivières et lacs français sont de plus en plus pollués par les rejets industriels et urbains. Une pollution qui a un triple impact : sur la santé humaine, sur l’environnement et sur la croissance économique. En 1962, alertant sur les dangers des pesticides, le livre “Silent Spring », de Rachel Carson contribue à la prise de conscience et, la même année, le Premier ministre Georges Pompidou crée le Comité interministériel de l’eau, chargé de conduire et coordonner la politique de l’eau.
L’année suivante, le général de Gaulle signe la Charte de l’eau, étape déterminante dans la prise de conscience. Ses principes fondamentaux sont les suivants :
- L’eau est une ressource vitale : elle doit être protégée.
- L’eau est un patrimoine commun et un bien national : appartenant à l’ensemble du peuple français, sa gestion doit être confiée à l’Etat.
- L’eau doit être utilisée de manière rationnelle et durable : elle ne doit pas être gaspillée, sans être nommée, la notion de “sobriété” fait son apparition.
- La pollution de l’eau doit être combattue.
- La protection des ressources en eau doit être assurée par tous les services publics.
La création des Agences et des Offices de l’Eau
En 1964, la Communauté économique européenne (CEE) adopte ses premières grandes directives sur la protection de l’eau en s’inspirant largement du modèle. Objectif : optimiser la gestion et le traitement de l’eau dans toute l’Europe.
Dans la foulée en France, la loi crée les Agences de l’eau, établissements publics chargés de la gestion et de la protection des ressources en eau et des milieux aquatiques. Leurs périmètres d’intervention : les bassins hydrographiques.
Il existe six agences en France hexagonale, correspondant aux six bassins, toutes instituées par la loi sur l’eau de 1964, précisée par la loi du 3 janvier 1992. Les bassins hydrographiques des départements d’outre-mer de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion sont dotés d’un Office de l’Eau
Parmi leurs actions les plus remarquables, on peut citer dès leur création le financement de stations d’épuration, la conception de programmes de restauration des zones humides et le subventionnement d’actions de sensibilisation.
Plus tard en 1975, la loi sur la protection de la nature a accentué l’importance de l’environnement et de la protection des milieux naturels dans le traitement de l’eau.
La directive européenne 2000/60/CE du 23 octobre 2000 a redéfini un bassin hydrographique comme « toute zone dans laquelle toutes les eaux de ruissellement convergent à travers un réseau de rivières, de fleuves et éventuellement de lacs vers la mer, dans laquelle elles se déversent par une seule embouchure, estuaire ou delta ».
Deux autres grandes catégories de directives européennes ont joué un rôle important dans l’encadrement normatif du traitement de l’eau en Europe : celles sur l’eau potable et celles sur les eaux résiduaires urbaines.
- Suivant les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, la directive sur l’eau potable de 2020, révisée par la suite, définit les normes essentielles de la qualité de l’eau destinée à la consommation humaine. Elle exige que la qualité de l’eau soit régulièrement contrôlée par les Etats membres, en ayant recours à une méthode de points d’échantillonnage.
- La directive relative au traitement des eaux urbaines résiduaires, révisée en octobre 2022, vise, quant à elle, à protéger l’environnement. Elle établit une base de normes minimales et un calendrier pour la collecte, le traitement et le rejet des eaux urbaines résiduaires ; elle organise le contrôle de l’évacuation des boues d’épuration et impose l’arrêt, progressif, du déversement en mer de ces boues.
Vers de nouvelles missions liées aux changements climatiques ?
Avec le dérèglement climatique, la situation des nappes phréatiques, le risque croissant de sécheresses et de crues ainsi que le phénomène de désalinisation amènent de nouveaux risques sur la question de la disponibilité de l’eau dans les territoires.
La réutilisation des eaux usées apparaît parfois comme une solution miracle qui replacerait les dispositifs de traitement de l’eau dans l’équation climatique.
Sur les zones littorales, ses bénéfices sont considérés comme multiples. La réutilisation des eaux usées destinées à la mer peut permettre de limiter les pertes d’eau douce à terre pour le monde agricole, notamment. Elles peuvent être utiles pour tous les usages n’exigeant pas de potabilité. D’autant qu’en limitant les rejets en mer, l’eau littorale gagne en qualité dans les zones de baignade, de plaisance ou d’agriculture marine.
En revanche, dans les régions continentales, la réutilisation des eaux usées traitées n’est pas toujours pertinente et peut avoir un impact négatif sur les écosystèmes locaux et sur la biodiversité. Les rejets des stations participent souvent au maintien d’un débit minimum dans les cours d’eau (via le soutien d’étiage par exemple) et la réutilisation des eaux usées traitées est alors à évaluer au cas par cas.
Concrètement, la réutilisation des eaux usées pourrait avoir un rôle clé à jouer dans la résilience des territoires face au stress hydrique mais se heurte à plusieurs obstacles en France.
- D’abord, nous n’avons pas développé une tradition du “réemploi” de l’eau. Tout est à faire. Windhoek, en Namibie, ou l’État américain de Californie qui développe un projet à grande échelle, font figure d’inspiration en la matière : une grande partie des eaux usées du pays est traitée pour sa potabilisation, ce que la population a totalement accepté en quelques années seulement, grâce à des actions de sensibilisation menées en amont.
- Ensuite, la réglementation ne prend pas encore en compte certains polluants, comme des pesticides et résidus médicamenteux présents dans les eaux usées en sortie de station. Plusieurs épisodes médiatiques récents ont mis en lumière les graves problèmes que cela cause. Concernant les micropolluants, la nouvelle DERU (directive européenne sur les eaux résiduelles urbaines), dont le vote est prévu cette semaine devrait hausser le niveau d’exigence, imposant notamment que les micropolluants soient traités sur une partie des stations d’épuration – ce qui favorisera la réutilisation des eaux usées.
- Au-delà de la lettre, c’est la mise en œuvre de la réglementation qui apparaît bien trop complexe sur le terrain, notamment dans ses aspects administratifs et de suivi.
- Ces techniques impliquent des investissements si les options hautement technologiques sont choisies – et le coût est important s’il faut construire un réseau pour acheminer l’eau. Mais il peut sembler judicieux de coupler la technologie à des solutions fondées sur la nature et l’hydrologie régénérative.
La question du rôle et des missions du traitement de l’eau dans un contexte de transformation climatique majeure dépasse largement la question du réemploi des eaux usées. La future DERU fixera des objectifs exigeants, notamment la neutralité énergétique à l’horizon 2045, et la récupération du phosphore dans les eaux usées .
Toutes les réponses n’ont pas été trouvées. Il est probable que de nouvelles questions émergent dans les prochaines décennies. Une chose est certaine, la réinvention du traitement des eaux dans un contexte de changement climatique s’impose déjà à l’ensemble des acteurs de la filière.