Attendue de longue date par les industriels de l’agroalimentaire, la réutilisation des eaux usées est encadrée par un décret et un arrêté publiés le 8 juillet 2024. Cette évolution réglementaire fait suite au plan Eau dévoilé par le président de la République le 30 mars 2023, qui identifie la réutilisation des « eaux non conventionnelles » comme une priorité pour faire face aux tensions sur la ressource en eau, exacerbées par l’intensification des épisodes de sécheresse. Prise en application de l’article L.1322-14 du code de la santé publique, elle ouvre de nouvelles perspectives pour l’utilisation d’eaux « non potables » dans le secteur agroalimentaire, à condition que leur qualité n’ait aucune influence sur la santé de l’usager et la salubrité de la denrée alimentaire finale.

Rencontre avec Patrice Hervé, expert chez ECOLAB, pour décrypter les enjeux de cette évolution réglementaire.
Quelles eaux pour quels usages ?
Dans le secteur agroalimentaire, la réutilisation des eaux s’organise autour de deux axes principaux, comme le souligne Patrice Hervé. D’une part, la réutilisation des eaux de procédés, c’est-à-dire les eaux issues des procédés de fabrication, telles que les eaux de lavage ou les eaux de concentration de la matière laitière (ECML) dans l’industrie laitière. Ces eaux peuvent désormais être réutilisées dans l’ensemble de l’usine, y compris pour le dernier rinçage des nettoyages en place (NEP) ou comme ingrédient, ce qui était auparavant limité à l’eau potable provenant de nappes phréatiques ou de surface. Cette pratique est soumise à une déclaration auprès de la préfecture et à la mise en place d’une méthode HACCP rigoureuse pour garantir la sécurité sanitaire des produits.
D’autre part, la réutilisation des eaux usées traitées (REUT), c’est-à-dire celles provenant de la station d’épuration, a été élargie. Si leur usage se limitait auparavant à l’irrigation, elles sont désormais autorisées pour le nettoyage, y compris le rinçage final. Cependant, elles ne peuvent pas être utilisées comme matière première ou ingrédient. Leur réutilisation requiert le dépôt d’un dossier d’autorisation auprès de la préfecture.
Un écueil administratif subsiste toutefois : l’absence de réponse dans les délais impartis ne vaut pas acceptation tacite, ce qui constitue « un manque de visibilité préjudiciable à la planification des projets », selon Patrice Hervé.
Bénéfices en amont, défis en aval
En amont des usines, les bénéfices sont indéniables, notamment en matière de réduction des prélèvements sur la ressource en eau. En Bretagne, région où la densité d’industries agroalimentaires est significative, l’Association Bretonne des Entreprises Agroalimentaires (ABEA) estime que les économies d’eau potable pourraient atteindre jusqu’à 25 %. Une étude menée sur 28 sites industriels de la région a révélé qu’il serait possible d’économiser plus de 2,5 millions de mètres cubes d’eau chaque année, soit l’équivalent de la consommation annuelle de la ville de Vannes. De quoi largement répondre aux exigences de réduction d’eau imposées lors des Plans Sécheresse.
Cependant, cette pratique n’est pas sans poser des défis environnementaux en aval, comme le souligne Patrice Hervé. En effet, la réutilisation des eaux usées peut entraîner des rejets plus concentrés en polluants, dépassant parfois les normes réglementaires. Par ailleurs, les rejets industriels contribuent directement au maintien du débit d’étiage des rivières. Une réutilisation intégrale des eaux usées pourrait ainsi provoquer l’assèchement de certains cours d’eau, un problème majeur pour les agences de bassin. Ces dernières pourraient alors être amenées à restreindre ou interdire le recyclage de l’eau afin de préserver l’équilibre écologique.
La réutilisation des eaux de procédés en bonne voix
Les eaux issues des procédés de fabrication étant généralement de très bonne qualité, leur traitement en vue d’une réutilisation ne présente pas de difficultés majeures. Le nouvel cadre réglementaire impose que seule la qualité microbiologique de ces eaux soit équivalente à celle de l’eau potable. Les autres paramètres physico-chimiques (dureté, conductivité, alcalinité, etc.) sont définis par l’industriel lui-même dans le cadre de son approche HACCP. Patrice Hervé illustre cette facilité avec l’exemple de l’industrie laitière, où la réutilisation des eaux issues de la matière première peut désormais atteindre 100 %, contre moyenne de 30 à 50 % auparavant. Cette progression significative est rendue possible par des traitements relativement simples, à base de traitement biocide, éventuellement complétés par une filtration membranaire pour assurer une qualité optimale.
Bien que cette réutilisation puisse entraîner une augmentation des coûts (2 à 3 €/m³ avec traitement membranaire, contre 0,3 à 1€ € pour l’eau de forage), cet obstacle financier n’est pas nécessairement rédhibitoire pour les industriels confrontés à des difficultés d’approvisionnement. Pour eux, la question n’est plus celle du coût de l’eau, mais de sa valeur, équivalente à la perte de production ou d’activité qu’engendrerait une pénurie. De plus, les aides financières proposées par les agences de bassin, couvrant entre 30 % et 70 % des investissements, encouragent les porteurs de projets à se lancer.
Une adoption plus lente du recyclage des eaux usées traitées
D’autres usines commencent à s’intéresser au recyclage des eaux issues des stations d’épuration. Toutefois, les initiatives avancent lentement, freinées par des préoccupations persistantes chez les consommateurs et par des coûts encore largement prohibitifs pour la majorité des industriels. Patrice Hervé rappelle que pour la réutilisation des eaux de procédés, un traitement biocide de base coûte environ 10 000 à 50 000 euros. L’ajout d’un éventuel traitement membranaire peut faire grimper la facture entre 500 000 et 1 million d’euros. Cependant, ces montants paraissent plus acceptables comparés aux investissements plus importants requis pour le recyclage des eaux résiduaires issues des stations d’épuration.
En effet, au-delà du traitement lui-même ce type de recyclage peux impliquer des travaux de réaménagement majeurs au préalable. Parmi ces adaptations, le dédoublement des réseaux est essentiel pour séparer les eaux vannes (issues des sanitaires), destinées aux stations d’épuration urbaines, des eaux de procédés qui seraient traitées en interne. Ces modifications nécessitent souvent une réorganisation logistique approfondie, voire une restructuration complète des bâtiments. La facture finale s’alourdit donc significativement.
Perspectives d’avenir
Si la réutilisation des eaux issues de matières premières comme ingrédient dans les produits finaux est déjà autorisée et pratiquée dans certains cas, Patrice Hervé confie que les industriels du secteur agroalimentaire ne sont pas encore prêts à élargir cette pratique aux autres eaux de procédés et encore moins à celles issues des stations d’épuration. « Cela prendra plus de temps », explique-t-il, soulignant que des avancées technologiques sont en cours pour garantir un contrôle précis et continu de la qualité de ces eaux.
Cependant, avec un cadre réglementaire désormais en place, le champ d’investigation est plus ouvert pour les industriels. Patrice Hervé insiste : « Maintenant que les freins législatifs ont été levés, avancer sur ce sujet stratégique doit devenir une réalité ». La priorité sera dans un premier temps donnée aux projets situés sur le littoral, en cohérence avec le Plan Eau. La Bretagne et le Grand Ouest sont d’ailleurs en train de prendre le leadership, notamment dans les secteurs laitier et carné, qui représentent à eux seuls plus de 70 % de la consommation industrielle régionale. Ces régions se distinguent par des initiatives prometteuses, comme la réutilisation des eaux issues des matières premières laitières et des eaux de lavage dans l’industrie de la viande.