Jérémie Steininger est délégué général à l’ATEP – Acteurs du traitement des eaux à la parcelle. Son organisation rassemble les acteurs du stockage, du traitement et de la valorisation des eaux à l’échelle du bâtiment et de sa parcelle. Cela couvre trois secteurs : les eaux usées à travers de l’assainissement non collectif (ANC), la gestion décentralisée des eaux pluviales et enfin la valorisation des eaux non conventionnelles (ENC)
Depuis notre dernière rencontre avec Jérémie Steininger, deux arrêtés sur la réutilisation des eaux usées traitées (REUT) ont été publiés. Le premier, datant du 14 décembre 2023, porte sur les conditions de production et d’utilisation de ces eaux pour l’arrosage d’espaces verts. Le second, publié quatre jours plus tard, en fait de même pour l’irrigation de cultures.
Pour recontextualiser cette discussion, pouvez-vous commencer par redresser le panorama réglementaire de la REUT en France ?
Du point de vue réglementaire, nous avons un texte fondateur, le décret « REUT » du 29 août 2023, dont nous avons parlé la dernière fois. Il fixe le cap pour tout ce qui va être l’utilisation des eaux usées traitées pour des usages non domestiques.
À partir de ce texte, sont publiés des arrêtés « thématiques » qui viennent préciser les dispositions particulières par type d’usage. C’est ainsi que nous avons vu la publication de deux arrêtés en décembre dernier : l’arrêté du 14 décembre 2023 pour l’arrosage d’espaces verts, et celui du 18 décembre 2023 pour l’irrigation des cultures.
Ces pratiques ne sont pas nouvelles. Elles faisaient déjà l’objet d’un encadrement réglementaire que le législateur est venu actualiser dans le cadre du Plan Eau. L’objectif est toujours le même : lever les freins réglementaires à la valorisation des eaux non-conventionnelles. Il ne s’agit donc pas d’une révolution, mais plutôt d’une mise à jour.
Quel distinguo devons-nous faire entre l’arrosage des espaces verts et l’irrigation des cultures ?
Les deux arrêtés précisent les conditions de production et d’utilisation d’eaux issues du traitement des eaux résiduaires urbaines pour chacun de ces deux usages. Pour faire simple, les espaces verts relèvent des espaces publics tandis que les cultures relèvent du monde agricole.
La première catégorie inclut donc les aires d’autoroutes, cimetières, golfs, hippodromes, parcs, jardins publics, ronds-points et autres terre-pleins, squares, stades… Seront exclues de cette liste toutes autres zones définies par le préfet.
Les cultures, au sens de la régulation, concernent aussi bien les cultures vivrières destinées à la consommation humaine (crues et transformées) que non-vivrières (par exemple pâturages et fourrages, etc.)
En quoi consiste cette actualisation réglementaire ?
Premièrement, le législateur introduit un référentiel commun de qualité des eaux usées traitées allant de A à D, basé sur plusieurs paramètres biologiques et physico-chimiques. Selon leur qualité, les eaux pourront être utilisées à différents usages.
L’autre notion introduite par le législateur est celle de « barrières ». Celles-ci permettent d’utiliser des eaux de moindre qualité à condition que des mesures supplémentaires de sécurité soient mises en place, comme l’irrigation enterrée ou encore l’arrosage en dehors des périodes de fréquentation. Ces arrêtés fixent donc des cadres d’utilisation adaptables au cas par cas. Cette flexibilité permet de mieux prendre en compte les spécificités environnementales, climatiques et infrastructurelles locales tout en favorisant un déploiement de la REUT à grande échelle.
Enfin, dans la même veine que le décret du 29 août 2023, il y a un allègement des procédures administratives pour les porteurs de projets. Dès lors que ces derniers respectent les qualités d’eaux requises et les modalités de mises en œuvre, les avis de l’ARS et du Coderst ne seront pas obligatoires, mais pourront toujours être sollicités.
Comment les arrêtés réconcilient-ils allègement des procédures administratives et protection de la santé publique et de l’environnement ?
Si la réglementation a été assouplie, elle n’en reste pas moins contraignante. Premièrement, le législateur a pris le soin d’exclure certains champs d’application. Par exemple, la REUT est interdite sur les terrains saturés afin d’éviter tout ruissellement d’eaux usées traitées hors du site, à l’intérieur des périmètres de captage d’eau potable, ou encore dans toute autre zone sensible définie par les autorités locales ou le préfet.
Ensuite, lors de la demande d’autorisation, les porteurs de projet devront démontrer la compatibilité entre la qualité de l’eau et l’usage envisagé, et que les prescriptions techniques de fonctionnement ainsi que les mesures préventives et/ou correctives sont suffisantes pour maîtriser les risques sanitaires et environnementaux qu’ils auront identifiés dans une évaluation au préalable.
Enfin, la régulation met aussi l’accent sur la surveillance. Producteur, gestionnaire des installations de stockage et de distribution et utilisateurs – en somme toute la chaîne de valeur des parties prenantes – se voient responsabilisés au travers d’un document d’engagement. Des programmes de fonctionnement et de surveillance devront être élaborés, et un carnet sanitaire tenu à jour et à la disposition du préfet à tout moment.
Quelles sont les nouvelles opportunités pour les collectivités territoriales ?
L’arrosage des espaces verts avec des eaux usées traitées est une pratique qui non seulement répond à la nécessité de préservation de l’eau, mais ouvre également la voie à une urbanisation plus durable et respectueuse de l’environnement.
Il y a un double avantage au niveau environnemental. En rallongeant l’utilisation de l’eau, on réduit aussi bien les prélèvements dans la ressource que les amendements organiques puisque ces eaux sont par nature déjà enrichies en nutriments.
Lors d’un sondage en janvier 2023, les Français se déclaraient à 90% favorables à la réutilisation des eaux grises (alimentation des chasses d’eau avec les eaux de machines à laver par exemple). La REUT est donc une formidable opportunité pour les collectivités de se mettre au diapason avec les aspirations des citoyens. En montrant l’exemple, elles pourront également sensibiliser, espérons-le, inspirer les 10% restants.
Enfin d’un point de vue économique, il y a bien entendu le maintien de certaines activités (irrigation des cultures, arrosage des golfs, etc.). Pour des raisons de rentabilité, il est pour le moment difficile d’envisager des projets à petite ou très petite échelle. Cependant, une fois un certain seuil atteint, les collectivités auront la possibilité de vendre une deuxième fois ces eaux.
Aujourd’hui quels sont les obstacles à surmonter ?
S’il y a bien un frein à la REUT, c’est l’aspect financier. Dans certains cas, le bénéfice économique de la REUT est indéniable. Ça a notamment été le cas pour le golf de Pornic qui a ainsi pu diviser sa facture d’eau par deux (0,4 €/m3 d’EUT contre 0,9 €/m3 d’eau conventionnelle).
Malheureusement, ce n’est pas la règle générale et bien souvent le prix de l’eau ne reflète pas suffisamment sa valeur. C’est ainsi que le monde agricole a aujourd’hui accès à une ressource conventionnelle (eau du Rhône, eaux de forage) à un prix bien plus intéressant que les eaux usées traitées (EUT). Pour vous donner un ordre de grandeur, le prix du mètre cube peut aller jusqu’à 1 euro, contre 5 à 20 centimes avec une irrigation classique[1].
Il est vrai que l’État et ses partenaires, notamment les Agences de l’eau, mobilisent d’importants moyens financiers pour le lancement et l’installation de ces projets. Cependant, pour garantir une mise en œuvre pérenne du Plan eau, il est essentiel de garantir la viabilité financière et la pérennisation du service. C’est pourquoi, il nous faut encore trouver un modèle économique compatible avec la tarification incitative des eaux usées traitées.
[1] Selon un rapport réalisé en 2022 par le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER)