Samedi 16 août 2025, Auxois, Côte d’Or : en pleine canicule, un agriculteur sème son colza. Le moment semble idéal : le sol est sec mais la pluie est annoncée d’ici une petite semaine : la graine profitera donc normalement de conditions favorables à la germination. Mais cela reste un pari. Car encore faut-il qu’il pleuve suffisamment pour que la germination s’active puis pour que les plantules ne se dessèchent pas … mais sans excès non plus pour éviter l’asphyxie racinaire ou la formation d’une croûte de battance qui empêcherait la sortie des plantules. Et la période des semis est cruciale. Car si elle n’est pas réussie, le colza, affaibli, sera d’autant plus sensible aux altises, insectes ravageurs. Les dés sont jetés !
Dans la prairie voisine, un éleveur vient abreuver son troupeau en apportant une tonne à eau pleine. Avec la chaleur, les allers-retours depuis la ferme se sont multipliés. A quelques kilomètres de là, la source principale du ruisseau de la vallée s’est tarie. Il faut descendre son lit d’une cinquantaine de mètres pour la voir rejaillir.
Nous le comprenons aisément, l’eau est un enjeu crucial pour la santé des écosystèmes et pour l’agriculture. Tout cela repose sur un équilibre fragile, tant les sécheresses mais aussi les excès d’eau impactent les cultures et les élevages (les conditions météorologiques très pluvieuses de l’année 2024 ont réduit le rendement des cultures de blé de 11 % par rapport à la moyenne des 5 années précédentes ).
Bien que renouvelable, l’eau n’est pas une ressource inépuisable. Avec le changement climatique et la perturbation du cycle des précipitations, l’eau est en train de devenir le vrai nerf de la ferme. Focus sur l’agriculture face aux défis hydriques.
L’usage de l’eau en France
Nous prélevons en France chaque année environ 30 milliards de m3 d’eau douce pour nos différents usages hors hydroélectricité (usages agricoles, refroidissement des centrales nucléaires, alimentation des canaux, usages industriels, production d’eau potable et usages domestiques). Hormis les usages de refroidissement des centrales et d’alimentation des canaux, ces prélèvements se répartissent à parts égales entre eaux souterraines et eaux superficielles .
Mais ce qui importe le plus est la consommation réelle, c’est-à-dire l’eau qui n’est pas restituée aux milieux naturels : environ 4 milliards de m³ par an. L’agriculture en est le principal consommateur (58 %), suivie de l’eau potable (26 %), du refroidissement des centrales (12 %) et de l’industrie (4 %). Dans certaines régions, l’agriculture peut représenter jusqu’à 80 % de l’eau consommée.
92 % de l’eau utilisée en agriculture sert à l’irrigation de 2 millions d’hectares (6,8 % de la surface agricole utile) principalement pour les besoins du maïs (38 % des surfaces irriguées). Or les besoins en irrigation, qui ont déjà augmenté de 23% entre 2010 et 2020, ne vont cesser de croître avec le changement climatique.
L’impact du changement climatique sur la ressource en eau
En effet, le changement climatique modifie profondément la disponibilité de la ressource en eau. Deux paramètres sont à l’œuvre :
– l’évapotranspiration : eau de pluie évaporée par les sols et transpirée par les plantes : ce sont les besoins de la végétation
– le cumul de précipitations
La différence entre ces deux facteurs donne le bilan hydrique. En cas de déficit, la végétation manque d’eau, les sols s’assèchent, et les besoins en irrigation augmentent. Or dans une France à +4°C en 2100, les déficits hydriques pourraient dépasser les 100 mm (soit 1 à 2 mois de précipitations en moins). Les jours de sols secs pourraient augmenter de 1 mois dans le nord et jusqu’à 2 mois dans le sud. Des sécheresses comme celle de 2022 deviendraient fréquentes chaque été.
Parallèlement les débits des cours d’eau tels que les rivières et les niveaux des nappes risquent de baisser, surtout en été, et les précipitations intenses devraient augmenter dans le nord et en région méditerranéenne.
Des conséquences lourdes pour l’agriculture
En été, l’agriculture va donc subir un « effet ciseau » : d’un côté l’augmentation de l’évapotranspiration et donc des besoins de la végétation et, de l’autre, la baisse de la ressource en eau. Certaines cultures deviendront difficiles, voire impossibles selon les régions, avec des baisses de rendement significatives. Pour l’élevage, les conséquences seront également graves : moins d’eau pour l’abreuvement, baisse de la productivité des prairies, allongement du « creux d’herbe » et donc besoin accru de fourrages stockés, normalement prévus pour l’hiver.
En hiver, l’excès de précipitations pourrait être tout aussi pénalisant avec des anoxies racinaires ou la perturbation de l’accès aux champs.
La multiplication de ces phénomènes extrêmes va par-dessus tout fragiliser les sols et augmenter l’érosion hydrique. Cela entraînera une baisse de sa fertilité : perte des éléments fertiles, perte de biodiversité et diminution de sa réserve utile . Or les sols, matrices de la vie terrestre et de l’agriculture, sont les clés de la résilience agricole.
Des impacts économiques et humains
Ces changements n’auront pas que des effets physiques mais généreront également des impacts socio-économiques. En effet, la baisse des rendements pourra créer des chocs sur les marchés et augmenter la volatilité des prix. Les primes d’assurance pourraient également augmenter pour couvrir toujours plus de sinistres agricoles. Mais surtout quels impacts psychologiques pour ces personnes confrontées demain à une incertitude permanente, des pertes économiques majeures et des inquiétudes sur l’avenir de leur exploitation ?
Et si les agriculteurs cultivaient aussi l’eau douce ?
Même s’ils n’ont pas toutes les cartes en main quant au climat de demain, les agriculteurs peuvent jouer un rôle important dans la gestion de l’eau et cultiver l’eau douce . En effet, 70 % des pluies sur Terre proviennent de l’évapotranspiration des plantes, et donc des cultures et des paysages . Pour restaurer et réparer le cycle de l’eau, il est donc nécessaire de comprendre ces interactions et de faire alliance avec la nature. Deux approches agroécologiques sont particulièrement prometteuses :
– L’hydrologie régénérative, « science de la régénération des cycles de l’eau douce par l’aménagement du territoire » : elle vise à ralentir l’eau, l’infiltrer et réhydrater les sols afin de diminuer l’érosion, d’alimenter les nappes phréatiques et de recréer des microclimats.
– L’agriculture de conservation des sols : elle « permet de prévenir les pertes de terres arables tout en régénérant les terres dégradées » . Elle est basée sur le non travail du sol, une couverture permanente et la diversité des espèces cultivées. L’objectif est de régénérer les sols dégradés (afin qu’ils conservent et infiltrent mieux l’eau, qu’ils améliorent leur fertilité et leur structure) mais également d’accroître la biodiversité pour plus de résilience aux parasites, maladies et adventices.
Transformer les pratiques agricoles : une nécessité
Pour faire face aux défis de demain, les ajustements à la marge ne suffiront pas. C’est la conclusion d’un rapport interministériel de 2020 « Changement climatique, eau, agriculture : Quelles trajectoires d’ici 2050 ? » :
« Cette réponse ne pourra pas se limiter à de simples adaptations ou optimisations mais va nécessiter une transformation majeure, dont l’agroécologie a vocation à constituer l’un des principaux fondements »
Les solutions fondées sur la nature ont en effet de multiples avantages : amélioration quantitative et qualitative du cycle de l’eau, séquestration du carbone, réduction du ruissellement et renforcement de la biodiversité.
Et l’irrigation dans tout ça ?
L’irrigation vient naturellement à l’esprit comme solution face à la sécheresse. Elle fait partie du « panier des solutions », mais ne peut pas tout résoudre. Son rôle devra évoluer : « Dans certains cas, l’irrigation sera une solution incontournable, mais elle restera durablement minoritaire ». L’objectif est en effet de passer à une irrigation de résilience, utilisée de manière ciblée, pour sécuriser certaines cultures, avec parcimonie et dans un cadre de pratiques agricoles modifiées.
En conclusion, la France agricole entre dans une période où l’eau devient un enjeu majeur, à la fois ressource vitale et facteur de fragilité. Le changement climatique bouleverse les équilibres, et l’agriculture devra se réinventer pour survivre. Les solutions existent : elles passent par des pratiques agroécologiques, une meilleure gestion des sols, une rationalisation de l’irrigation, et une reconnexion avec les cycles naturels. Mais cette transformation ne pourra se faire qu’avec un soutien politique fort, une mobilisation des agriculteurs et des consommateurs ainsi qu’une vision à long terme.