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Régis Taisne : « Le modèle économique du prélèvement et de la dépollution de l’eau ne tiendra pas »

Cet article a été rédigé par Cyrus Farhangi

Crédits photos : Régis Taisnes

Régis Taisne est chef du Département Cycle de l’eau à la FNCCR (Fédération Nationale des Collectivités Concédantes et Régies), association de collectivités organisatrices des services publics locaux des domaines de l’énergie, de l’eau et du numérique. La FNCCR intervient à la fois sur le petit et le grand cycle de l’eau : eau potable, assainissement des eaux usées, GEMAPI, gestion des eaux pluviales, protection des ressources, défense extérieure contre l’incendie, etc.

La Fédération a pour mission d’accompagner les collectivités dans l’exercice de leurs compétences et la gestion de leurs services publics locaux et à cet effet :

  • Assure une veille technique, réglementaire et sociétale sur les enjeux et obligations (formation, publications…) ;
  • Favorise les échanges et partages de bonnes pratiques, la co-construction d’outils et la mise en réseau des adhérents ;
  • Représente les collectivités auprès des différentes parties prenantes.

Au sein de la FNCCR a été créé le réseau France Eau Publique, dédié aux opérateurs publics de l’eau et de l’assainissement, regroupant aujourd’hui 130 collectivités, régies et sociétés publiques locales. France Eau Publique a pour mission la mutualisation et la mise en réseau de ses membres : groupes de travail, gestion des abonnés et des commandes publiques, exploitation des installations, plaidoyer en faveur de la gestion publique.

 

Bonjour Monsieur Taisne et merci d’avoir accepté notre invitation. Quelles tendances observez-vous s’agissant des défis auxquels les collectivités font face dans la gestion de l’eau ?

Avec le changement climatique et les atteintes à l’environnement liées aux activité humaines, les collectivités – et la société dans son ensemble – doivent faire face, pour ce qui concerne l’eau, à trois grands défis : la diminution des ressources en eau disponibles et à l’opposé l’augmentation des inondations, l’érosion des sols et enfin les pollutions de ces ressources. En résumé, manque d’eau, excès d’eau et eau polluée !

Ce dernier point se traduit par une explosion des dépassements des limites de qualité dans l’eau potable, essentiellement liés aux pesticides, avec sans doute plus d’un quart de la population alimentée par une eau non conforme à la réglementation (ce qui ne signifie heureusement pas risque sanitaire). D’autres pollutions émergent comme en témoignent par exemple les alkyls perfluorés et polyfluorés (PFAS), des « polluants chimiques éternels » très persistants dans l’environnement et notre corps. Les contrôles ne seront systématisés qu’en 2026 mais les premiers diagnostics ne sont guère rassurants.

Il y a encore 10 ou 20 ans, en cas de pollution, la solution consistait souvent à aller chercher de l’eau un peu plus loin, un peu plus profond. Cela devient plus compliqué aujourd’hui. En septembre 2023, faute de pluies suffisantes, 66 % des niveaux des nappes phréatiques restent en dessous des normales. L’étude prospective « Explore 2 » conduite par Météo France, le BRGM et l’INRAE rendra ses résultats dans quelques mois mais d’ores et déjà, de nombreuses études locales anticipent des réductions des débits d’étiage entre 10% et 40% d’ici 2050-2060. Vers le milieu du siècle, des sécheresses comme celle de 2022 seront banales. Il va donc être de plus en plus compliqué de trouver des ressources en eau alternatives. Par exemple, en Loire Atlantique, même les ressources en eau stratégique pour le futur, sanctuarisées par le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE), sont contaminées. En outre, ces débits plus faibles se traduisent par des augmentations de concentration de polluants et l’accroissement des températures par celui de certains micro-organismes toxiques. Il n’est donc pas possible de dissocier qualité et quantité d’eau !

L’obligation de traitement de ces polluants signe l’échec politique de l’atteinte des objectifs de bon état des masses d’eau fixés par la Directive Cadre sur l’Eau mais aussi du plan écophyto. Et même si l’on est obligé de traiter les polluants existants, il est impératif de ne pas en ajouter. D’autant que les nouveaux polluants sont généralement encore plus résistants aux traitements (par exemple les PFAS dans les nouveaux pesticides).

Bien entendu, la profession agricole doit être accompagnée. De nombreuses collectivités, avec l’appui des agences de l’eau, sont engagées sur de tels programmes pour environ 300 millions d’euros par an. Ce n’est pas rien, mais sans une nouvelle orientation de la politique agricole commune, forte de ses 9 milliards d’euros par an, il y a peu d’espoir d’engager cette transition.

À ce propos, Jean-Emmanuel Gilbert a également indiqué que les collectivités font face à de plus en plus d’impasses économiques…

Effectivement, les services d’eau et d’assainissement se trouvent confrontés à un effet ciseau : les coûts augmentent tandis que les recettes diminuent.

Les coûts augmentent sous l’effet de l’inflation économique : depuis 2020, les prix de l’énergie ont triplé, les prix des réactifs nécessaires aux traitements ont doublé… Il existe également une inflation des besoins en renouvellement d’infrastructures, qui ont été majoritairement réalisés dans les années 50-70. Il y a enfin une inflation des enjeux et des normes, pour s’adapter au dérèglement climatique et à la pollution des eaux.

Ainsi, la Directive Eaux Résiduaires Urbaines en cours de refonte, qui vise à protéger l’environnement contre une détérioration due aux rejets des eaux urbaines, va nécessiter des milliards d’euros d’investissement et de coûts de fonctionnement pour gérer les temps de pluie, pour traiter les micropolluants et sans doute les microplastiques. Ces objectifs sont louables mais là encore, ne faudrait-il pas mieux interdire l’utilisation de ces polluants ?

Nous nous réjouissons évidemment de la diminution des consommations d’eau engagée depuis plus de 20 ans par les industriels, les collectivités publiques et les habitants et souscrivons à la nécessité de l’amplifier. Mais le financement des services d’eau est largement proportionnel aux volumes d’eau vendus, tandis que les coûts, majoritairement fixes, en dépendent très peu. Des augmentations du prix du m3 d’eau sont donc inévitables. Or elles restent politiquement sensibles même si en moyenne, le prix de l’eau en France est relativement faible. En cause, des comparaisons interannuelles du prix au m3 sur la base de 120 m3/an inchangée depuis 50 ans alors que les consommations ont baissé, mais aussi une défiance vis-à-vis du prix de l’eau. L’enjeu social n’est pas à négliger car quelques dizaines d’euros de plus sont très lourds pour les plus pauvres, d’où la nécessité de développer la politique sociale d’accès à l’eau (qui mobilise déjà de nombreuses collectivités).

Néanmoins, le mur d’investissement est tel qu’il doit nous inviter à repenser nos modèles économiques des services d’eau et d’assainissement.

Que proposez-vous pour redonner des marges de manœuvre financières aux collectivités ?

À court terme, une première mesure proposée par France eau Publique serait la réduction de la TVA sur les redevances d’assainissement pour la ramener de 10% à 5,5% comme pour l’eau potable. Cela permettrait, à coût constant pour l’usager, de dégager quelques moyens supplémentaires pour faire face aux nouveaux investissements. Autre proposition, la mise en place d’un bouclier tarifaire sur l’énergie nécessaire aux services publics essentiels tels l’eau et l’assainissement.

Que proposez-vous pour transformer le modèle économique de la dépollution ?

Nous proposons de privilégier la prévention et d’appliquer véritablement le principe pollueur-payeur : les coûts de la dépollution doivent être pris en charge par les personnes qui mettent sur le marché des produits polluants pour l’eau.

À notre sens, cela devrait passer par la généralisation des redevances pour pollution diffuse des agences de l’eau à toutes les substances polluantes et dont le produit devrait être affecté au financement de la dépollution et de la prévention. En effet, aujourd’hui, seuls certains pesticides sont assujettis à cette redevance, et pour des montants extrêmement faibles, à peine 6% du total des redevances perçues par les agences de l’eau. De leurs côtés, les usagers des services d’eau et d’assainissement contribuent à plus de 82% au budget des agences alors qu’ils ne sont clairement pas responsables de 82% des atteintes aux milieux et ne bénéficient pas ou quasiment plus de subventions pour la dépollution.

L’assiette de la redevance pollution diffuse doit donc être élargie aux cosmétiques, médicaments, détergents, textiles etc. dès lors qu’ils contiennent des polluants. Évidemment, les fabricants vont reporter le coût sur les prix de leurs produits, mais l’objectif est justement d’orienter les consommateurs vers des produits vertueux avec deux leviers, le renchérissement des premiers et une communication permettant de les différencier des seconds : il ne s’agit pas de générer un maximum de redevances, mais de réduire la consommation des produits polluants.

Mais cela ne suffira pas et il faut également limiter les autorisations de mise sur le marché de substances chimiques potentiellement dangereuses, et limiter l’utilisation des produits qui restent autorisés. Ainsi la FNCCR demande l’arrêt de l’utilisation de pesticides de synthèse dans les aires d’alimentation de captage : il ne suffit pas d’interdire une molécule après des années d’utilisation lorsque l’on reconnait enfin son caractère délétère si c’est pour la remplacer par une nouvelle qui s’avèrera à son tour problématique quelques années plus tard. Comme l’atrazine et le métolachlore interdits en 2003 dont un des substituts, le S-métolachlore verra ses principaux usages à leur tour interdits en 2024.

Que faudrait-il faire pour transformer le modèle économique du prélèvement en eau ?

De même que pour la pollution de l’eau, les tarifs des redevances prélèvement sur la ressource en eau sont très inégaux. Ils peuvent être jusqu’à 20 voire 30 fois moins élevés pour un prélèvement agricole que pour un prélèvement à usage d’eau potable. Alors même que dans le premier cas 80% des volumes prélevés sont « consommés », c’est-à-dire non-restitués directement au milieu naturel, alors que ce taux est de 20% pour les usages eaux potable…

Dans le contexte de raréfaction de la ressource, les redevances prélèvement devraient être fixées à un niveau réellement incitatif à la sobriété en fonction de leur impact sur les milieux. Les consommateurs d’eau, déjà victimes de hausses de prix de l’eau causées par l’inflation, n’ont pas à payer pour les usagers agricoles et industriels. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas que l’agriculture irrigue, mais qu’il faut aller vers une plus grande sobriété : accompagnement technologique pour mettre en place des techniques d’irrigation plus efficaces, changement d’assolements, nouvelles variétés… Sans oublier que le citoyen-consommateur devra aussi changer ses habitudes alimentaires afin que les agriculteurs trouvent des débouchés économiques à ces nouvelles productions.

Nous évoquons de plus en plus régulièrement sur aquagir les possibilités offertes par les « solutions fondées sur la nature » et la gestion intégrée des eaux de pluie. Pourriez-vous nous en dire un mot ?

Bien sûr, c’est un sujet majeur que nous développons auprès de nos adhérents[1]. Le cloisonnement des politiques publiques est une difficulté ancienne : elles ne se parlent pas et poursuivent même assez souvent des objectifs contradictoires à toutes les échelles.

Au niveau local, la gestion des eaux pluviales est une excellente illustration des enjeux de ce décloisonnement : pour atteindre le bon état écologique et chimique des cours d’eau, limiter les inondations et l’érosion, les débordements « temps de pluie » des stations d’épuration et des réseaux d’assainissement, il faut capter l’eau de pluie là où elle tombe, favoriser son infiltration dans le sol avec en outre des co-bénéfices en termes de recharge des nappes, rafraichissement urbain etc.

Il s’agit donc de privilégier autant que possible les approches intégrées et les solutions fondées sur la nature. Les difficultés ne sont pas tant techniques que politique et culturelle : pour résoudre un problème, on a longtemps construit des infrastructures. En l’occurrence, avec le dérèglement climatique, il faudrait construire des réseaux et des bassins d’orages toujours plus grands…

Mais je constate que les choses avancent : de nombreux services des collectivités s’y engagent et les formations intègrent désormais davantage ces approches. Car c’est aussi une nouvelle manière de travailler, beaucoup plus transversale, avec plus de dialogue entre les différents services d’urbanisme, de voirie, d’assainissement, de gestion des eaux pluviales, des espaces verts etc.

Il faut également apprendre à mieux associer les riverains aux projets et ce dès les diagnostics (et pas se limiter au mieux à du « marketing de projet » conçu sans eux). Par exemple déconnecter la gestion de l’eau à la parcelle peut faire craindre de voir les jardins se transformer en marécage, alors que des aménagements type « jardins de pluie » peuvent les rendre tout à fait attractifs – et aussi plus résilients face à la sécheresse !

Auriez-vous d’autres exemples de coordination utile de différents services et politiques publiques ?

Nous travaillons énormément sur la protection des captages. Là aussi il faut développer des approches décloisonnées, en intégrant plusieurs politiques publiques. Le service eau bien sûr, mais aussi par exemple les Programmes Alimentaires Territoriaux (PAT). L’eau est à intégrer dans les PAT comme aliment à préserver, mais aussi comme une ressource en tant que telle, qui favorise les productions alimentaires « vertueuses » et les débouchés locaux à travers la restauration collective, les marchés forains. Par exemple Lyon met en place un PAT avec l’eau comme sujet majeur. Rennes a créé un label « terre de source » qui permet de valoriser auprès des consommateurs les produits agricoles cultivés sur les aires des captages avec moins de produits phytosanitaires.

Quels derniers messages souhaiteriez-vous partager avec les acteurs des collectivités ?

Le fil rouge des différents sujets que j’ai évoqués est la nécessité de mieux intégrer petit et grand cycle de l’eau aux autres politiques publiques et cela dans un cadre plus démocratique. Ce n’est pas si simple ! Les techniciens trouvent parfois que la concertation et les discussions politiques font perdre du temps. Loin de moi l’idée de dénigrer la technique, elle est nécessaire pour gérer un réseau d’eau, une station d’épuration, entretenir une rivière. Mais nous avons aussi besoin de développer la culture et la pratique de la co-construction et du dialogue pour mieux concevoir et déployer les politiques publiques réellement transformatrices dont nous avons besoins et les rendre sinon désirables en tout cas acceptables.

[1] Voir notamment Pour une politique territoriale de gestion des écoulements pluviaux et de ruissellement

Banque des territoires - Groupe Caisse des dépôts

Cet article vous est proposé par la Banque des Territoires

Créée en 2018, la Banque des Territoires est un des cinq métiers de la Caisse des Dépôts. Elle rassemble dans une même structure les expertises internes à destination des territoires. Porte d’entrée client unique, elle propose des solutions sur mesure de conseil et de financement en prêts et en investissement pour répondre aux besoins des collectivités locales, des organismes de logement social, des entreprises publiques locales et des professions juridiques.

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