Emma Haziza est une hydrologue et experte en développement de stratégies pour la résilience des territoires face aux extrêmes climatiques. Elle est titulaire d’un doctorat de l’École des Mines de Paris. Elle a enseigné pendant plus de 10 ans dans différents masters et écoles d’ingénieurs en France, notamment sur la gestion des risques d’inondation. Elle a formé divers acteurs et décideurs, allant des maires aux préfets en passant par les ministères.
Bonjour Emma. Vous êtes hydrologue, mais pouvez-vous préciser votre spécialité exacte en hydrologie ?
J’ai d’abord suivi un parcours d’hydrologue à AgroParisTech. Puis je suis entrée à l’Ecole des Mines de Paris pour un double doctorat en hydrométéorologie et en psychosociologie des organisations. Une des premières thèses pluridisciplinaires en France, sur la gestion des crues-éclair. J’estimais qu’il y avait un lien direct entre la compréhension scientifique, technique des phénomènes de pluies diluviennes, et la réponse humaine qu’on apporte pour protéger les populations et tous les enjeux au bon moment. Donc c’est un long parcours pour avoir mon titre exact. Mais je dirais que je suis effectivement hydrologue de formation et docteure en gestion des risques et des crises, spécialisée sur les phénomènes hydrologiques extrêmes.
Comment l’eau est-elle entrée dans votre vie ? Pourquoi avez-vous choisi de devenir hydrologue ?
Je dirais que l’eau est entrée dans ma vie à l’âge de 7 ans. Mon terrain de jeu avant était plutôt Paris et sa banlieue, et le dimanche, le jardin du Luxembourg. Mais à partir de 7 ans, j’ai déménagé dans les Pyrénées orientales, dans le fin fond d’une vallée qui s’appelle le Valespire. Mon terrain de jeu est devenu celui des sources d’eau thermales.
Je les avais toutes repérées dans le secteur suivant leur température, l’odeur, il y avait des eaux fluorées, sulfurées, chacune avait des capacités extraordinaires et donc je me baladais dans les gorges, j’explorais les grottes en analysant la formation des karsts.
A l’époque j’adorais Haroun Taziev et ce qu’il nous racontait en vulcanologie. Je me disais qu’un jour je ferais tout pour essayer de comprendre le paysage que je voyais devant moi. Je voyais des roches torturées, j’ai compris ensuite leur cheminement métamorphique. J’avais besoin de comprendre l’histoire de cette géologie. Mais dans le village où j’habitais, il y avait aussi des photos. En noir et blanc, des images d’une crue qui s’était déroulée en 1940, qu’on appelle l’Aïguat, sur le fleuve Tech. On y voyait un territoire complètement dévasté par les flots et tous les bâtiments qui avaient été emportés. Mais quand je tournais la tête vers le fleuve, je voyais un ruisseau paisible de 30 cm de haut. J’ai eu besoin de comprendre et c’est ce qui m’a naturellement mené à la question de l’eau et du risque inondation.
Aujourd’hui, vous êtes entrepreneure, enseignante mais aussi conférencière. Quels sont les messages principaux que vous diffusez lors de vos interventions ?
Alors, le premier message que je peux identifier tout de suite, c’est celui des données hydrométéorologiques que je suis en quasi temps réel depuis 2003 jusqu’à aujourd’hui. J’ai vu une évolution qui nous fait sortir d’un cadre connu. C’est-à-dire que jusque-là, on avait une variabilité climatique naturelle, mais maintenant on est sortis de ce champ. On est dans une tendance lourde au réchauffement massif, profond et très puissant et il faut qu’on le comprenne et qui a un impact majeur sur le cycle de l’eau.
Le problème, c’est qu’on a des injonctions contradictoires et des biais cognitifs qui font que sur le fleuve Charente par exemple qui a connu en décembre une crue énorme, j’y étais hier, tout le monde s’est dit face aux inondations : construisons des bassines, des retenues de substitution, regardez, on a trop d’eau. Face à l’extrême, on est dans une logique de l’urgence, il faut trouver une solution rapide, sans prise de recul, sans prise de hauteur.
Alors que ce fleuve Charente, l’été dernier, a été uniquement alimenté par des barrages, ce qu’on appelle du soutien d’étiages. On a maintenu de manière artificielle le débit du fleuve sauf qu’on est arrivé à la limite et à un cheveu qu’il n’y ait plus rien sur quoi s’appuyer avec une sécheresse historique de 2022.
Donc mon premier message, c’est que nous devons prendre en considération les mouvements hydrologiques profonds, sur le long terme et ne pas réagir à ce que nous voyons dans l’instant présent. Il nous faut développer un autre rapport à la temporalité de l’eau, bien distinguer météo et climat.
Par exemple, cet hiver, en Europe, on est sous une poche d’air très froid. Non pas parce qu’il n’y a pas de réchauffement, mais parce que c’est une anomalie du vortex polaire qui se déplace vers le sud. C’est précisément lié au réchauffement climatique. Ce qui se passe aussi à l’autre bout de la planète, comme les quasi 60 degrés ressentis en 2023 au Brésil, ça doit nous interpeller. Il faut être lucide sur la profondeur et l’ampleur des transformations mais surtout il va falloir être courageux pour engager les bonnes actions.
Mon deuxième message, c’est que chaque acteur a une partie de la réponse en soi. Celui qui dirige un territoire va pouvoir agir sur son territoire et s’il restaure le cycle de l’eau, on sait aujourd’hui, scientifiquement parlant, que cela entraînera des conséquences à toutes les échelles, locales, régionales, mondiales. Notre planète entière est connectée.
Un troisième message serait qu’il faut déterminer ce contre quoi il faut se protéger, et agir. Face à chaque type de menace liée à l’eau, on a des myriades de solutions. Mais ce qui est plus compliqué c’est de mettre en œuvre ces solutions. Parce que le vrai problème que je vois depuis 20 ans, ce n’est plus l’identification des risques ou des menaces. On est en train de vider 17 des 21 plus grands aquifères mondiaux par exemple, on connait les conséquences d’une ressource souterraine qui se vide plus rapidement qu’elle se remplit. Ce qui nous manque, c’est la réaction, c’est l’action.
Donc si je comprends bien, une partie de votre mission, c’est d’abord d’alerter, de provoquer des prises de conscience, et de mieux mesurer la dimension systémique des enjeux. Mais avec Mayane et Mayane Labs, vous agissez aussi, auprès de différents territoires. Qu’est-ce que vous faites exactement ?
Alors déjà pour comprendre, ce n’est pas spécialement évident quand on sort d’un doctorat de devenir chef d’entreprise. Il existe un certain nombre de bureaux d’études qui font très bien leur boulot en France, qui sont excellents, mais qui ont une approche étude. Moi j’étais chercheure dans mon laboratoire et je considérais que la recherche pouvait être intéressante pour accompagner les territoires. Donc j’ai très vite eu ce souhait de mettre en place ce qu’on appelle de la recherche-action.
Ça signifie quoi ? Ça signifie qu’on collecte des données à l’échelle de villes entières, d’agglomérations, de bassins versants. On mesure, on recommande, on transforme, on accompagne et ensuite on re-mesure. On analyse pour voir si ce que l’on fait a un impact. La recherche-action n’a pas pour objectif de publier dans des grandes revues de recherche ou d’être validée par ses pairs, ce n’est pas nécessaire même si beaucoup de mes équipes publient. Ce que je veux c’est qu’on soit dans l’action.
Alors lesquelles justement ?
Je vais le raconter de façon chronologique. Quand j’ai commencé en 2010, j’ai tout de suite créé une association pour former des enfants. Mayane Education, ça veut dire la source d’eau, en hébreu et en araméen. J’ai demandé à plein de professeurs d’université, des chercheurs autour de mon labo de rentrer dans l’association. On a commencé à sensibiliser les enfants sur les territoires aux gestes qui sauvent dans les vallées inondables, aux économies d’eau. Parler des économies d’eau il y a 14 ans, on avait du mal à comprendre l’intérêt en France. Mais on a reconnecté les enfants à leur territoire, dans leur bassin de vie, en leur expliquant les conséquences du changement climatique à leur échelle pour déconstruire l’idée de l’ours blanc et des conséquences qui ne se produiront qu’à l’autre bout de la planète. En 10 ans, c’est plus de 100 000 enfants formés, minimum 3 écoles par jour sur toute la frange littorale méditerranéenne de la frontière espagnole à la frontière italienne.
En parallèle, j’ai fondé un centre de recherche-action. En 2016, j’ai commencé à être visible sur le plan médiatique parce qu’on m’a demandé de couvrir les inondations de la Seine, puis les sécheresses. J’ai mis un pied dans les médias. La France était en train de basculer, et je me suis dit qu’il fallait qu’on aille plus vite, plus fort et surtout qu’on s’adapte. Alors j’ai décidé de créer Mayane Labs, qui est une spin-off issue de Mayane Resilience Center, le centre de recherche action. Son objet, c’est de faire une sorte d’IRM des territoires à l’instant T, à l’échelle de la parcelle. Collecter un maximum de données pour aider à la décision en matière de prévision et d’adaptation aux événements extrêmes. En ce moment, on a en cours 28 programmes de réduction de vulnérabilité au risque d’inondation et plus de 300 communes en cours d’accompagnement. L’échelon géographique habituel, c’est la ville, l’agglo ou le bassin versant. On travaille depuis plusieurs années pour des villes comme Nîmes, Montpellier, Cannes, Nantes, la Côte d’Opale, la bordure atlantique pour accompagner le post-Xynthia. On travaille de plus en plus en Outremer aussi, à La Réunion et en Guadeloupe.
Vous travaillez avec quels types d’interlocuteurs ? Si quelqu’un qui lit cette interview et travaille pour une collectivité et se pose des questions liées à des perspectives d’une sécheresse grave dans son territoire, ou à des perspectives de crues éclairs, à la gestion d’une hydrologie qui les inquiète pour diverses raisons liées au changement climatique, que doit-il faire ?
Ça dépend de l’objectif. On travaille soit avec des syndicats de rivière, des établissements territoriaux publics de bassins, soit des directeurs généraux de services ou directeurs des services risques. Concrètement, on répond à des marchés publics, à des appels à projet de recherche et en même temps on en profite pour faire de la recherche action sur les actions que l’on mène.
Parfois, il faut essayer d’agir sur les tissus économiques. Par exemple, réintégrer l’hydrologie régénérative dans les systèmes agricoles, ça nous semble essentiel. Donc on fait une analyse data et après on accompagne en traçant vraiment le territoire, en analysant le chemin de la goutte d’eau et en optimisant le cycle de l’eau. On travaille aussi de plus en plus avec des acteurs privés.
Quelle est la marge d’action d’un grand groupe sur l’eau et sur le territoire ? Par ses propriétés foncières ? Ses flux de matières ?
Oui. D’abord sur ses propriétés foncières, il peut agir aussi sur ses clients. Si un grand groupe, par exemple une banque ou un assureur, a un certain nombre de clients qui se retrouvent impactés par une sécheresse ou une inondation, et bien du coup il n’a plus de clients. Donc c’est important qu’il se rende compte de la vulnérabilité de ses propres clients pour qu’il les conseille et qu’il les aide à se transformer. Aujourd’hui une banque devrait obligatoirement faire un prêt immobilier en intégrant les conséquences du changement climatique pour son client, en intégrant une analyse de sa vulnérabilité à l’eau.
Est-ce que tu es en train d’assister à une prise de conscience ? Quelles sont les raisons pour toi d’avoir confiance dans notre capacité à changer ?
Je pense que sur le point positif, la sécheresse record de 2022 en France a permis une prise de conscience sans précédent sur l’enjeu de l’eau en France. Aujourd’hui, le fait qu’on ait un plan EAU, peu importe qu’il soit parfait ou non, c’est une première. Reste maintenant la mise en œuvre effective qui est le plus grand défi. On a aussi une prise en considération du sujet par de nombreux élus, qui restaient jusque-là … dans le déni, ils ne voulaient pas voir l’urgence. Aujourd’hui ils ont envie d’agir en étant conscient de la précarité de notre situation hydrologique.
Donc je vois de plus en plus ça…
Bon il faut être lucide sur le fait qu’il y a des choses sur lesquelles on ne pourra jamais revenir. La subsidence de grandes villes où on a surexploité les nappes par exemple. L’affaissement de certaines métropoles est définitive par exemple – Mexico c’est moins dix mètres en trente ans, et on ne retrouvera pas ces espaces. Il y a des choses sur lesquelles on ne pourra pas revenir, en revanche il y a des choses sur lesquelles on peut encore agir et recréer des cycles bio-géochimiques vertueux à condition de ne pas en intégrer un seul, puis un autre quelques années après, mais de les intégrer ensemble avec une vision systémique. Et je crois que c’est la réponse.
Je vois aussi se développer une nouvelle approche d’hydrologie spatiale grâce au nouveau satellite SWOT qui vient d’être lancé par le CNES et la NASA, qui va nous offrir des perspectives assez exceptionnelles dans la qualité des données qu’on va avoir sur l’état de nos ressources en eau superficielle.
La réponse est donc dans la prise de conscience, dans un regard systémique et dans l’action collective. Nous sommes de plus en plus nombreux à emprunter ce chemin.
Merci beaucoup Emma. Un grand merci pour cet échange, riche et passionnant.
C’était un plaisir. Merci Maxime ! Et merci aux lecteurs.